Il fut un temps où la chronique littéraire de Fiction (c’était l’époque héroïque, il y a de cela une bonne centaine de numéros) accablait de ses mépris les publications du Fleuve Noir. Les choses ont bien changé depuis ; notre ami Gérard Klein, dans une série d’articles, a même justifié la politique mercantile de cette maison en observant que, si l’on voulait une science-fiction française, il fallait trouver le moyen de payer les auteurs, donc de vendre leurs œuvres (Il est vrai qu’au même moment Gilles d’Argyre et quelques autres venaient renforcer l’écurie maison d’une pléiade de talents neufs). C’était parler d’or ; mais une telle rigueur commerciale présente ses inconvénients comme ses avantages. Tout économiste sangloterait d’admiration devant la manière dont le Fleuve Noir gère ses stocks ; mais l’amateur de S.F., qui constate que la plupart des livres sont épuisés moins d’un mois après leur sortie, se passerait fort bien de cette rigueur ; et le critique ne s’en passerait pas moins quand il voudrait chanter les louanges d’un livre et qu’on ne le lui envoie pas. Nous n’avons jamais reçu à Fiction Les improbables de Kurt Steiner ; le temps de nous aviser de cet oubli et l’ouvrage était devenu introuvable – si introuvable que l’auteur lui-même a eu toutes les peines du monde à nous le procurer quelque temps après. Fallait-il en dire alors, un peu trop tard, tout le bien que nous en pensions ? C’eût été réduire nos lecteurs à l’état de modernes Tantales. Nous avons donc choisi le silence, ce qui nous a valu des lettres arrières de ceux qui avalent lu le livre et nous reprochaient de n’en point parler ; s’aviseront-ils, en lisant ces phrases, qu’ils étaient à peu près les seuls à qui un article aurait pu servir ?
On peut d’ailleurs soutenir que tout n’est pas littérairement mauvais dans la politique du Fleuve Noir. Les critiques sont une piètre engeance, et il ne faut pas trop encourager les auteurs à faire le beau devant elle ; peut-être même la certitude de ne jamais obtenir un second tirage, l’assurance formelle d’être oublié à tout jamais au bout d’un mois, donnent-elles aux romanciers dits « populaires » cette liberté absolue d’esprit que les surréalistes cherchèrent (sans vraiment la trouver) dans l’écriture automatique. Le même Steiner sut écrire pour le Fleuve Noir quelques dizaines de romans où l’or pur et le plomb vil se mêlent sans fausse honte, et dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre. Un soir qu’il était saoul, il eut la malchance de tomber sur quelques arbitres des élégances aussi saouls que lui, qui entreprirent de lui démontrer qu’il était un grand écrivain. Il les écouta, et en cela il eut à la fois raison et tort ; raison, car un peu plus tard il écrivait Aux armes d’Ortog, qui est un des monuments de la science-fiction française et qui à lui seul excuserait tout le reste du Fleuve Noir si besoin était ; tort parce qu’aussitôt après il cessa pratiquement d’écrire et que nous avons attendu bien longtemps son réveil. Peut-être n’aurait-il pas sans nous écrit Aux armes d’Ortog (c’est en tout cas une idée séduisante pour qui serait bien en peine d’écrire lui-même un pareil livre) ; mais je suis convaincu que sans nous il n’aurait pas non plus eu honte d’écrire les jours où l’inspiration se fait rare et où il faut bien vivre quand même, et les sept années de vaches maigres n’auraient pas suivi les sept années de vaches grasses.
Enfin le voici revenu, d’abord avec ces Improbables dont la rédaction est encore parfois hésitante (la machine devait être un peu rouillée et ne s’est pas remise en marche sans quelques grincements), puis avec ces Océans du Ciel dont la séduction s’impose, cette fois sans réserve, à tout lecteur dépourvu d’idées préconçues. Alors tant pis, faisons un article, et le lecteur verra bien s’il trouve le livre chez son bouquiniste. André Ruellan, qui connaît bien Kurt Steiner (et qui en a fait une interview à paraître dans Midi-Minuit Fantastique), m’a fait remarquer qu’avec Les océans du ciel nous sommes bien loin des Armes d’Ortog, et qu’il ne faut pas prendre la même plume pour parler du livre où l’auteur s’est mis tout entier et de celui auquel il n’a guère consacré que le temps de sa vie passé à l’écrire. C’est pourtant bien ce que je vais faire, et j’en fais mes excuses à André Ruellan – mais j’appartiens à cette race vicieuse qui cherche les chefs-d’œuvre là où l’auteur n’a pas voulu les mettre, et qui préfère à toutes les cathédrales tel petit pavillon intime aménagé avec goût, certain soir de fatigue, par l’architecte en délire. D’ailleurs nul n’est exactement ce qu’il veut être, et il n’y a pas de raison que Steiner fasse exception. Personnellement j’admire ce qu’il a voulu dire dans Aux armes d’Ortog, mais j’aime encore plus ce qu’il a mis sans y penser dans Les océans du ciel.
Entendons-nous bien. Les océans du ciel ne sont pas un poème surréaliste : c’est un fort beau space-opera, avec des personnages bien vivants et une intrigue normalement charpentée, qui pose une énigme au départ et la résout à l’arrivée. Mais ce n’est là qu’un cadre, où l’auteur fourre à peu près tout ce qu’il veut. Des incroyables libertés qu’il prend avec sa trame, je donnerai seulement l’exemple suivant :
« Qu’a donné le piège à ions jusqu’ici ?
— Des ions, répondit laconiquement Egbert.
— Rien d’autre ?
— Rien d’autre. » (p. 68)
Ce petit dialogue humoristique tire l’essentiel de sa saveur du fait qu’à aucun moment, dans les pages précédentes, il n’a été question du piège à ions. Les feuilletonistes du XIXe siècle étaient passés maîtres dans l’art d’aller à la ligne, et Alexandre Dumas, entre autres, n’avait pas son pareil pour écrire des livres en hauteur, où les dialogues aux brèves répliques augmentaient démesurément le nombre de pages (c’est un de ses personnages, Aramis, qui avait entrepris d’écrire une épopée en vers d’une syllabe). Jules Verne a repris le procédé, mais en le justifiant : chez lui, les dialogues rapides n’offrent plus trace de badinage et contribuent au contraire à créer une atmosphère de tension et d’angoisse – on imagine très bien le roman de Jules Verne qui commencerait par le petit dialogue ci-dessus. Ce qui est nouveau et énorme, c’est de le jeter dans nos jambes, sans crier gare, au bout de soixante-huit pages. Le livre est tout entier écrit sous le signe du piège à ions : on y sent l’écrivain de profession, déserté par les indispensables transports d’enthousiasme et bien résolu à écrire quand même ; s’acharnant donc sur sa machine à écrire et alignant des phrases insipides, ce qui le fâche contre lui-même et contre son public ; puis décidant tout à coup de se moquer du tiers comme du quart et d’écrire n’importe quoi, au risque de s’amuser et d’amuser son lecteur comme ils y ont droit tous les deux (mais ils n’y pensent pas assez d’ordinaire). Ici le mépris, sentiment méprisé des moralistes, s’avère providentiel : il délivre l’auteur de ses inhibitions et de ses respects, l’incite à rompre avec son lecteur ces relations inauthentiques et sacrales dont se nourrit presque toute la littérature. Alors il devient Dumas, le Dumas de la science-fiction, l’homme qui tire à la ligne grâce à une idée scientifique saugrenue comme l’autre tirait à la ligne grâce à des auberges où on soutenait un siège dans le cellier ou à des bénitiers qui permettaient d’accoster les belles pénitentes. Et autour de cette seule alliance de mots, il parvient à écrire quatre lignes où la quantité d’information donnée est rigoureusement nulle, tour de force digne de Pierre Dac. Après quoi il passe à un autre sujet !
Malheureusement il faut bien réintroduire le piège à ions ailleurs et justifier plus ou moins son existence. Steiner aurait pu voir là un défi supplémentaire et se lancer dans la surenchère ; il a préféré la facilité, et les apparitions ultérieures du mystérieux objet nous donnent le sentiment d’une retombée. N’en déduisons pas trop vite qu’une liberté plus complète aurait mieux servi l’auteur : la première allusion tire tout son prix d’une inhibition vaincue, et trop de textes plus ou moins automatiques sont d’un faible intérêt parce que toutes les inhibitions possibles ont été vaincues d’avance, en bloc (ou sont censées l’avoir été). Dans Les océans du ciel, il arrive que l’auteur considère son livre comme une prison : c’est dire qu’il se bat avec son œuvre, et bien que le champ de bataille ne soit pas celui où d’ordinaire la littérature prend forme, il faut bien voir là une source d’authenticité. Steiner est un séditieux et n’hésite pas à faire du mauvais esprit contre sa propre intrigue. Je n’en veux pour preuve que cet autre petit dialogue :
« Mais enfin, vos enfants ne surgissent pas brusquement du néant ?
— Si, précisément ! » (p. 136)
Derrière l’auteur de cette réponse, une Silarienne qui ne résiste pas au plaisir de mystifier son interlocuteur, il n’est pas difficile de voir se profiler Steiner lui-même, qui connaît la fin du livre et se moque du lecteur ; peut-être pourrions-nous même, en cherchant un peu plus, discerner dans ces enfants du néant Les océans du ciel eux-mêmes, dont l’existence est plus gratuite encore que celle du héros sartrien, puisque non seulement elle ne s’explique pas, mais encore que nul ne cherche à la justifier. Il y a là quelque chose comme le livre absolu, le cas-limite à partir duquel toute la littérature devient claire ; et il apparaît que le sens du néant est bien plus développé chez ceux qui ont le goût du jeu que chez les gens sérieux.
Rarement donc œuvre plus libre aura été écrite par un auteur plus visiblement persuadé d’être un forçat de la plume. Il n’y a pratiquement pas de page qui n’y reflète l’humeur de Steiner, et les neuf Muses épouvantées peuvent dire combien elle est changeante ! La science-fiction nous offre ici presque toute la gamme des sensations dont elle est capable : le chapitre I esquisse le portrait d’une société future terrestre un peu décadente ; le chapitre II nous entraîne en plein space-opera, dans une station galactique où Jean Cap eût aimé vivre des aventures ; le chapitre III est un épisode d’horreur franche ; à partir du chapitre V, sur la planète Silaris, nous tombons dans un univers de féerie, à mi-chemin de Barbarella et des Contes de ma mère l’Oye, où le trône du bon roi Zargal est recouvert d’une housse et où Xénorelle et Titsilia, les princesses jumelles, ne cessent de se rendre insupportables. Dans ce monde parodique, l’inquiétude a du mal à se faire jour ; Steiner réussit pourtant à semer un malaise, avec des notations qui alourdissent l’ambiance sans rompe le ton (« c’est comme si deux bandes de funambules s’aventuraient sur le même fil chacune par un bout », remarque-t-il page 121 ; il y a là presque le sujet d’un dessin de Topor). Bref, la lecture de Steiner est l’équivalent parfait d’une course à pied sur un habit d’Arlequin. Presque tous les romans se déroulent dans une ambiance unique et ont bien du mal à en extraire un scénario ; Les océans du ciel, pour leur part, ont un scénario, ce qui n’est pas si courant, et un grand nombre d’ambiances, ce qui l’est encore moins.
Et, tout compte fait, cette liberté totale, vertigineuse, n’est pas synonyme de désordre. Comment s’en étonner ? Un homme qui se moque du tiers comme du quart est probablement à la recherche de quelque chose d’important. L’itinéraire qui nous mène de la Terre à Ego, puis à Magnéta, puis à Silaris, n’est pas seulement astronautique ; c’est un voyage de Steiner au fond de lui-même. Le point de départ est un univers décadent et quelque peu artificiel, avec des ivrognes aux cheveux teints ; l’échec y est inévitable (« Halte ! Nous n’avons pas une chance ! » crie Tiphaine à ses compagnons qui entamaient une bagarre) et les habitants de ce monde vivent dans l’impression d’être pris comme dans une nasse (« l’évasion n’était possible que pour un prisonnier au corps gazeux », p. 11 ; « Roland se sentit obéir comme on ressent une douleur », p. 39). Il faut bien trois chapitres à l’auteur pour échapper à cette atmosphère irrespirable. Il y parvient à coup d’évocations insolites, comme cette planète peuplée d’une flore humanoïde et d’une faune cristalline, ou des soleils de plasma qui éclairent des murs de charbon.
L’insolite n’est pas forcément une libération : le « bruit écœurant des bottes crevant les cadavres » (p. 51) n’a rien de réconfortant malgré l’étrangeté de la notation. Mais de l’insolite à l’incongru, il n’y a qu’un pas : tel homme vêtu de rouge assis dans un fauteuil rouge, telle aube rose suivie d’un jour plus rose encore, témoignent d’une horreur pour le camaïeu qui fait honneur au sens pictural de Steiner. Mais alors, pourquoi multiplier ce genre de visions ? Parce qu’il ne suffit pas à Steiner de dépayser son lecteur ; il veut encore le choquer pour l’arracher plus sûrement à lui-même. Dans ce genre de combat, il est clair que l’humour est une sorte d’arme absolue ; et Les océans du ciel sont, par bien des côtés, un livre humoristique – depuis l’humour provocant (« un fruit dont le goût rappelle à la fois le melon et l’anchois ») jusqu’à l’humour en demi-teinte (« Il menait là une existence onctueuse et feutrée, tout entière consacrée à la gastronomie »). On remarquera que ces deux exemples ressortissent à l’humour culinaire. Ils ne sont pas les seuls. Steiner nous invite en fait, tout au long de son livre, à sourire avec lui de deux sujets principaux ; la nourriture et les femmes (« Elle était endormie dans une sorte de grand berceau tendu de rose. Elle suçait son pouce »). En cela il rejoint une fois de plus le père Dumas. Et surtout il arrive au bout de sa quête et découvre au fond de lui-même un personnage goulu, fort matériellement intéressé aux choses d’ici-bas. C’est au fond le destin normal de tous les explorateurs du subconscient, et il n’y a rien là qui puisse étonner un anatomiste : car au fond du cerveau se trouve le ventre.