Un animal doué de raison fut publié à l'origine sous la belle couverture sobre des éditions Gallimard, en avril 1968. Le voici réédité dans « Folio », cette nouvelle collection de poche que les mêmes éditions Gallimard ont récemment lancée sur le marché, pour concurrencer le Livre de Poche qui reste aux mains de l'empire Hachette, amputé toutefois de tous les droits concernant les ouvrages NRF.
Cette publication sous un emballage de prix modique va peut-être permettre au roman de Robert Merle d'acquérir un succès public dépassant celui accueilli par sa première édition. Je l'espère en tout cas : pour moi, Un animal doué de raison est un des dix livres mythiques dont chacun possède une liste personnelle en cas d'isolement à vie sur une île non moins mythique. J'ajoute que le roman de Robert Merle est incontestablement à classer parmi les ouvrages de SF, ce qui, semble-t-il, a échappé aux spécialistes du genre lors de sa sortie, de même que sa valeur, à mes yeux incontestable, n'a guère été perçue.
Je voudrais donc ici me livrer à un essai de réhabilitation.
A première vue, diraient de hâtifs détracteurs, il n'y a guère de SF dans Un animal doué de raison. Et c'est vrai : la réalité seule s'y reflète, et même si elle est abordée parfois (à l'occasion de certains thèmes insérés) à travers le filtre à peine déformant de l'anticipation à très court terme, c'est bien de notre monde qu'il est question. Cette republication en apporte a posteriori la preuve évidente. Ecrit en 1967, ce livre publié en 1968 porte sur des événements se déroulant entre 1970 et 1973. Mais ce décalage (qui est uniquement affaire circonstancielle : il faut parler de ce qui n'a pas encore lieu mais aura lieu très bientôt, ou pourrait avoir lieu aujourd'hui) porte en lui-même sa charge dynamique, qui le propulse en avant dans la causalité. Aux yeux du lecteur de 1968 comme à ceux du lecteur de 1972, Un animal doué de raison parle bien d'aujourd'hui : et à cause de notre ignorance fondamentale de bien des secrets scientifiques, stratégiques et politiques, aujourd'hui, c'est déjà un peu demain...
Dès lors, la formule « Toute ressemblance avec des événements passés ou présents... » n'a rien de fortuit dans le récit de Robert Merle, ceci étant souligné au premier degré par la structure même du livre, qui se présente à la manière d'un rapport où seraient « collés » interviews, coupures de presse, enregistrements sur bandes magnétiques, procès-verbaux d'interrogatoires et d'expériences scientifiques, etc. Le résultat de ce patient montage d'éléments puisés dans une « réalité subjective », celle d'un monde dont le roman serait le reflet, est de nous plonger dans un univers où le fantastique transcende les apparences les plus banales (et on sait bien que le fantastique est plus souvent dans la réalité que dans l'imagination, plus souvent dans la vie que dans les livres). Autrement dit, Robert Merle nous fait redécouvrir la face légèrement voilée de notre univers, celle qui est parée de ces beaux atours que sont le grotesque et l'horreur : et il est à la fois grotesque et horrible de sensibiliser à l'intelligence humaine des animaux intelligents (mais d'une autre façon) et innocents, dans le seul but d'en faire des machines de guerre.
Comme l'auteur le signale dans sa préface (encore qu'il avoue s'y être donné avec autant d'innocence que Monsieur Jourdain à la prose), Un animal doué de raison ressortit à un genre qui a été répertorié depuis quelques années (justement les années 67-68) comme étant de la « politique-fiction ». Genre aux limites assez floues, genre un peu méconnu des masses et méprisé par les puristes, et qui n'a acquis ses lettres de noblesse que grâce, non pas à des livres, mais à un film : Docteur Folamour (bien sûr admirable) de Stanley Kubrick.
Or, je pense que cette appellation contrôlée (bien mal ...) a été plus ou moins usurpée par toutes les œuvres littéraires et cinématographiques qu'il nous a été possible de trouver jusqu'à ce jour sous cette étiquette, et que seul le roman de Merle lui fournit un support vraiment adéquat
1. Encore suis-je guidé dans cette appréciation par l'interprétation qu'il me semble devoir donner à ce terme de politique-fiction non pas le sens restrictif de « fiction
politique » (car alors n'importe quel roman d'espionnage en ferait aussi partie) mais celui, élargi, de récit à caractère politique distance du réel quotidien par un ou plusieurs éléments SF qui feraient alors office d'« éléments
porteurs. »
Et effectivement le roman de Robert Merle use de manière dialectique de ces deux éléments (la politique, la fiction), dont aucun ne pourrait fonctionner sans le support de l'autre : plus précisément encore, l'élément fiction (les dauphins dont l'intelligence « humaine » est progressivement révélée, captée, asservie peut être considéré comme terre nourricière de l'élément politique (les forces réactionnaires des Etats-Unis cherchent à employer les cétacés à des fins belliqueuses). Le grotesque et l'horrible peuvent alors naître librement et, si je puis dire, tout naturellement de cette union dont les bases étaient si réalistes qu'elle a même, semble-t-il, donné naissance à des enfants tout à fait viables... Sous le titre Les dauphins font la guerre, un entrefilet paru dans Le Dauphiné Libéré du 21 mars m'apprenait ceci :
« D'autre part, une information assez particulière ajoute encore à la tristesse des nouvelles qui parviennent du Viêt-nam. on a appris, en effet, que les six dauphins dressés à San Diego au rôle de »sentinelles de la mer« avaient été »rapatriés« après avoir servi pendant plus d'un an avec une redoutable efficacité.
Les dauphins, en patrouille dans le secteur que leur indiquait leur dresseur, n'attaquaient un éventuel homme grenouille ennemi que s'ils en obtenaient l'autorisation, après avoir signalé leur découverte.
Des armes de diverses sortes, dont l'une était une sorte de lame de couteau, pouvaient être fixées sur le nez des dauphins Ces armes auraient, dit-on de même source, parfois servi, et il existe « plusieurs cas vérifiés » où des hommes grenouilles ennemis ont été tués par les dauphins...«
Comme quoi la réalité... Mais nous le savions, et Merle le savait aussi. En tout cas, si ce dernier a tellement bien usé de la fiction que celle-ci se confond maintenant avec la réalité, il est bon aussi d'insister sur la dimension qu'il a su apporter au deuxième terme du composé : le terme politique. Ce que l'on entendait par là dans la plupart des livres ou des films dont j'ai signalé l'existence n'était en général qu'une sorte de décor où prenait place une action introduite par la question : « Que se passerait-il si... » (par exemple, si une bombe atomique était lancée sur la Place Rouge ?). Donc, cet aspect politique n'était traité que de manière anecdotique ou, si l'on veut, événementielle.
Chez Robert Merle, la vision politique découle d'une ligne politique qui est celle de l'auteur par ses opinions, par sa pratique, c'est-à-dire dans sa vie. Parlant des Etats-Unis d'aujourd'hui (« A qui d'ailleurs la politique aventureuse des dirigeants de ce grand pays ne donnerait-elle pas un sentiment d'angoisse quant à l'avenir de la planète ? » : p. 12), Robert Merle le fait à la première personne, c'est-à-dire, n'en doutons pas, comme un homme responsable. Cela peut fâcher, mais c'est là aussi que le terme politique, issu de l'étiquette « politique-fiction », prend son vrai sens : considéré non comme un moule facile où se glisserait une aventure quelconque (nous revenons aux romans d'espionnage), mais comme le témoignage du travail de l'auteur sur le réel, de l'effort fait pour enfoncer dans la matière romanesque le coin blessant d'un « engagement » — quel qu'il soit au demeurant...
C'est cet engagement de l'auteur qui nous vaut, non le meilleur du livre car celui-ci forme un tout indissociable, mais tous les traits savoureux sur l'american way of life (tout irritants qu'ils soient à un premier degré de lecture, il faut comprendre que les psychodrames continuels qui forment le plus clair des rapports entre le docteur Sevilla et ses nombreuses collaboratrices, toutes plus ou moins frustrées sexuellement, sont indispensables), tous les coups de sape données à la « démocratie » américaine (parlant des élections, Merle dit que l'électeur a le choix « ... entre deux candidats également réactionnaires, mais dont l'un arrive à donner l'impression qu'il est plus libéral que l'autre », ce qui est un dernier coup de grâce donné à Kennedy et à son mythe) n'auraient pu être ressentis de cette manière si l'auteur n'y avait pas mis du sien.
Mais c'est naturellement quand il parle des dauphins que Merle nous touche peut-être le plus fort. Dans la tendresse d'abord, (et encore par le biais de la sexualité), lorsque Fa arrive à prononcer ses premiers mots pour réclamer Bi, sa femelle (pp. 158 et 159). Dans l'horreur ensuite, lorsqu'on apprend qu'un des services du F.B.I. a fait lancer un de ces animaux, porteur d'une charge nucléaire, contre le croiseur américain Little Rock croisant au large de la Chine, afin de créer une crise internationale préludant peut-être à un conflit généralisé. Par ce détail, Robert Merle nous entraîne, non plus cette fois vers l'avenir, mais vers un passé proche auquel il lance un clin d'œil tragique : la provocation du Little Rock rappelle l'explosion du cuirassé Maine dans le port de la Havane le 15 février 1898, qui donna le prétexte aux troupes américaines d'intervenir dans le conflit colonial hispano-cubain, avec les suites que l'on sait.
Robert Merle étant un ami de Cuba, il se devait presque de monter semblable parallèle, de même que c'est bien vers Cuba que le docteur Sevilla fait rame, à bord d'un simple canot pneumatique escorté par Fa et Bi, les dauphins fidèles, à la dernière page du livre.
Pour achever le « portrait » de ce dense et important ouvrage que je tiens personnellement pour un chef-d'oeuvre, je voudrais ajouter quelques considérations plus subjectives. Un animal doué de raison, c'est un peu, au niveau du texte, Barjavel plus Norman Mailer. Cette formule à l'emporte-pièce ne veut nullement sous-entendre, d'une part, que l'un ou l'autre des auteurs cités puisse être, de quelque manière que ce soit, « incomplet », ni d'autre part, que Robert Merle se soit, même de manière inconsciente, « inspiré » d'eux. Il s'agit simplement d'une rencontre qui tient à la manière ou mieux à l'esprit dans lequel certains thèmes récurrents sont abordés.
Il n'y a certes rien de commun entre Barjavel et Mailer. Mais, à l'Américain, Robert Merle « emprunte » (j'insiste sur les guillemets) cette ambiance d'insidieuse et étouffante folie qui caractérise les Etats-Unis d'aujourd'hui, ce magma psycho-sociologique où se retrouvent, mêlés, les psychoses diverses (le sexe, les frustrations, le cancer), les errements sociaux (la violence, le racisme, le gangstérisme, l'espionnite) et cet esprit d'auto-justification permanente qui enrobe tous les excès (le Viet-nam). Cela, nous l'avions trouvé dans Un rêve américain et Pourquoi sommes-nous au Viet-nam ?
De Barjavel, nous reconnaissons, dans Un animal doué de raison, cette grande tendresse, ce grand amour pour les humains (et nous pouvons sans crainte appliquer ici le terme « humain » aux dauphins « raisonnables », d'autant plus que les deux sens du mot leur sont applicables), qui caractérisent l'auteur du Voyageur imprudent. Cet amour n'est d'ailleurs jamais exempt de ce que j'appellerais une ironie naturaliste, qui sert de bouclier contre tout sentimentalisme mais exprime avec justesse la fragilité des créatures pensantes, fragilité d'autant plus palpable que leurs rapports s'exercent dans un contexte oppressif. Bien sûr, Robert Merle est marxiste, Barjavel n'est qu'un humaniste ; mais si j'ai cité l'auteur de Le diable l'emporte (à mon avis son meilleur ouvrage), c'est qu'une certaine qualité de regard vient chez lui faire oublier qu'il ne possède pas, comme Merle, une idéologie bien précise... Enfin, on retrouve chez les deux auteurs ce grouillement de personnages secondaires créés pour permettre le passage perpétuel du général au particulier, de la ligne principale de l'histoire à ses affluents secondaires.
Voilà quelques raisons qui, je l'espère, pousseront les amateurs ayant jusqu'à présent ignoré le livre de Merle à le lire enfin. Ils y trouveront réunies deux exigences fondamentales : l'imagination hissée au pouvoir (et les amateurs de SF ne. peuvent qu'en être satisfaits) et, lui conservant sa force d'impact, une dimension politique qui me semble inséparable de toute entreprise humaine...
En guise de post-scriptum, et au risque de me voir accusé d'étaler mes états d'âme, je voudrais maintenant faire deux réflexions. En 1968, lorsque sortit Un animal doué de raison, je n'étais pas encore entré à Fiction par la porte étroite de la critique qui s'est depuis, aux dires de certains, largement ouverte à l'occasion d'une redoutable « invasion andrevonienne ». En 68 donc, et au début 69, simple lecteur, j'ai espéré chaque mois trouver dans les colonnes de ma revue de prédilection un papier sur le livre de Merle. En vain. J'ai ressenti devant ce manque l'impression d'une véritable injustice — dont je me garderais bien d'accuser quiconque, la critique étant un exercice bien ingrat. Simplement, ce compte rendu tardif prend pour moi allure de réparation.
Deuxième point : dans le numéro 192 (janvier) de notre soeur Galaxie, un rédacteur anonyme écrit ceci, dans la présentation d'une nouvelle américaine : « Son premier roman (...) est un exemple enthousiasmant de ce dont sont capables les jeunes auteurs anglo-saxons lorsqu'ils se tournent vers la politique-fiction ou la SF politisée, genre qui, en France, n'a été marqué que par de navrantes tentatives. » J'ignore qui, exactement, était visé par cette flèche empoisonnée. S'il s'agit de Robert Merle, j'avoue que je ne comprends pas. Si ce n'est qu'un trait décoché au hasard, comme il nous arrive à tous de le faire au fil de la plume pour qu'une phrase sonne bien ou qu'un paragraphe prenne du relief, je conseillerai alors à ce rédacteur de lire maintenant Un animal doué de raison, et de se mordre la langue jusqu'à ce qu'il en saigne.
Notes :
1. Mais s'en rapprochaient aussi La variété Andromède de Michael Crichton et Jack Barron et l'éternité de Norman Spinrad.