• Des arbres entièrement cristallisés, des feuilles transformées en joyaux, des oiseaux sculptés dans du quartz, des hommes recouverts de pierres précieuses... et heureux dans la mort...
• C'est ce que recèle la forêt de cristal où l'unité du temps et de l'espace sont la signature de chaque feuille et de chaque fleur.
Une « science-fiction » d'une beauté fantastique, qui nous révèle un univers où le temps a une dimension inversée et où la mort semble plus séduisante que la vie.
Critiques
Dans la collection Présence du futur, ce roman suit Immédiatement, dans l’ordre de parution, le lamentable H sur Milan, et la comparaison que l’on est porté à faire entre ces deux volumes donne presque à cette Forêt de cristal les proportions d’un chef-d’œuvre. Ce n’est là en fait qu’un roman remarquablement bien écrit quant au style, intéressant par le sujet, trop long pour la substance narrative qui s’y trouve contenue, et passablement révélateur de certaines préoccupations qui semblent hanter J.G. Ballard.
Pour reprendre ces divers points dans le même ordre, il faut d’abord poser une question aux responsables de la collection : pourquoi diantre avoir indiqué que le roman est « traduit de l’américain par Claude Saunier » ? Jim Ballard est Anglais – bien que né en Asie – et, s’il n’est venu qu’après la guerre pour la première fois dans son pays, il écrit en un anglais très strictement britannique, dont les américanismes sont pour ainsi dire absents. En fait, son style est richement imagé, complexe de tournures, riche en comparaisons recherchées mais très évocatrices. La substance de ces comparaisons est choisie de manière à renforcer le climat suggéré par le titre. Qu’on en juge :
« À côté du Dr. Sanders, le corps blanc de Louise étincelait dans une gaine de diamants et la sombre surface du fleuve au-dessous d’eux luisait, pailletée comme le dos d’un serpent endormi » (p. 47. Il faut relever que cette « gaine de diamants » décrit uniquement l’effet d’un éclairage : Il n’est pas question, à ce point, de la cristallisation des corps qui donne son titre au roman).
Ou encore, suggérant également le leitmotiv du cristal :
« Le grand arc d’arbres surplombant l’eau paraissait ruisseler, étinceler de myriades de prismes : leurs troncs et leurs branches gainés de lumière jaune et carmin teintaient de sang la surface du fleuve comme si toute la scène eût été reproduite en un technicolor trop vif. Sur toute sa longueur, le rivage en face d’eux étincelait comme vu à travers un kaléidoscope brouillé... » (p 83)
Les cristaux gagnent même certains édifices :
« Les châssis et les joints du balcon étaient ornés des emblèmes héraldiques de quelque bizarre architecture baroque » (p. 180).
La version française respecte heureusement cet élément stylistique, qui est très important dans le récit : il ne représente pas une fin en soi, mais il traduit cette qualité que Jim Ballard possède à un très haut degré, et qui consiste à visualiser son décor. Visualisation qui est essentiellement subjective, ainsi que le prouve la multiplication des comparaisons et des images, mais qui ajoute à la vraisemblance en plaçant le lecteur devant les impressions d’un témoin. Et, dans une large mesure, cela paraît suffire au romancier : une fois de plus, Ballard raconte la contemplation, par ses héros, d’un bouleversement cosmique et de ses effets. Cependant, la nature de ce bouleversement présente un intérêt supérieur à ceux de la tornade et de l’inondation qui formèrent la substance de romans antérieurs de l’écrivain britannique…
En 1964, J.G. Ballard publia deux récits dans lesquels on trouve l’essentiel du présent roman : Equinox (en deux parties, dont la première parut dans le numéro de mai-juin de la revue anglaise New Worlds Science Fiction) et The illuminated man (dans le numéro de mai de The Magazine of Fantasy and Science Fiction). Ces deux titres, Equinoxe et L’homme illuminé, sont ici deux des parties du roman ; mais alors que le récit Equinox présente déjà le cadre, les personnages et le développement narratif de cette Forêt de cristal, The illuminated man offre une sorte d’aperçu de cette même substance, avec un changement de décor et en supprimant certains personnages. The Illuminated man était raconté à la première personne du singulier, et aucun lecteur de La forêt de cristal ne s’étonnera en notant que ce narrateur correspond au personnage du docteur Sanders dans le roman.
L’Idée centrale du récit, le phénomène qui déclenche ce nouveau cataclysme des mondes de Ballard, la cause profonde de cette cristallisation qui gagné les êtres et les choses, est une étrange usure du temps. Non point une usure provoquée par une fin du monde cataclysmique, mais bien une usure que Ballard associe à la notion d’antimatière par un tour de passe-passe verbal. Edward Sanders explique le phénomène ainsi :
« La récente découverte de l’antimatière dans l’univers implique inévitablement la conception de l’antitemps comme le quatrième côté de ce continuum négativement chargé. Là où antiparticule et particule entrent en collision, elles détruisent leurs propres identités physiques et leurs valeurs-temps opposées s’éliminent l’une et l’autre, soustrayant à l’univers un autre quantum de sa réserve totale de temps » (p. 102).
Cette symétrie matière-antimatière n’entraîne pas « Inévitablement », en fait, une symétrie temps-antitemps ; mais le point peut être accordé sans trop de marchandage à l’auteur, car il en tire un parti ingénieux. En gros, le temps dont notre univers dispose est en train de s’épuiser car il naît des galaxies d’antimatière dans l’espace (on voit là le « négatif », en somme, de la théorie de la création continue de Gold, Bondi et Hoyle). Mais, en plus de l’usure du temps qu’entraîne l’apparition de ces antigalaxies, on assiste à une sursaturation de matière dans notre espace. Et cette sursaturation entraîne une nouvelle sorte de création cristalline, « les atomes et molécules originels produisant des répliques spatiales d’eux-mêmes, substances sans masse, dans une tentative d’accroître leur prise sur l’existence », ainsi que l’explique Sanders un peu plus loin.
Mais l’auteur attribue un pouvoir supplémentaire à ces cristaux qui sont en train d’envahir le monde – ou, plus précisément, le Cameroun, où se déroule l’action (dans Equinox, celle-ci était située en Floride). Ils renferment en eux-mêmes, littéralement, le pouvoir de retarder cette invasion fatale : « Par quelque phénomène optique ou électromagnétique, l’intense foyer de lumière à l’intérieur des pierres produisait une compression du temps si bien que la décharge de lumière-des surfaces renversait le processus de cristallisation » (p. 177). Et la suite de ce passage est révélatrice de l’intérêt que l’auteur éprouve pour les thèmes aux résonances profondes :
« Ce don du temps expliquait peut-être l’éternelle séduction des pierres précieuses, tout autant que celle de la peinture et de l’architecture baroques. Leurs crêtes et leurs cartouches compliquées occupant plus que leur propre volume d’espace paraissaient ainsi contenir un plus grand temps ambiant, donnant cette indubitable prémonition de l’immortalité ressentie dans Saint-Pierre ou le château de Nymphenburg. »
Comme dans les autres romans de Ballard dont il a été fait mention plus haut, il se passe, tout compte fait, assez peu de choses en ces deux cents pages : la découverte progressive de la situation, principalement par Sanders, qui est le personnage central ; une Idylle brève entre Sanders et Louise Péret, une jeune journaliste française qu’il rencontre à Port Matarre, sur l’estuaire du fleuve dont il va ensuite remonter le cours ; divers conflits entre les voyageurs ; la plongée dans le monde de cristal, dont Sanders ressortira, mais temporairement seulement ; et, à la fin, l’acceptation par Sanders de ce monde nouveau, où le temps n’existe pas, et où il décide de rester alors que Louise le quitte. Étendue sur deux cents pages, une substance pareille produirait une impression de délayage qui dégagerait un ennui irrésistible s’il n’y avait, précisément, le style de Ballard, et son pouvoir de regarder à travers les yeux de son protagoniste. C’est là, en réalité, que réside la qualité majeure du récit, et non point dans la succession des événements racontés. Certains de ceux-ci ont d’ailleurs une allure de futilité, voulue évidemment par l’auteur, qui souligne le contraste avec le thème profond de la cristallisation.
Une fois de plus, le héros de Ballard est un contemplatif, qui ne s’oppose en aucune façon au cataclysme qui le menace, qui ne se demande même pas si une telle opposition serait concevable. La recherche d’une explication passe elle-même au second plan : « Il s’inquiétait moins à présent de trouver une explication prétendue scientifique au phénomène qu’il venait de voir. La beauté du spectacle avait tourné les clés de sa mémoire et des milliers d’Images de l’enfance oubliées depuis près de quarante ans emplirent son esprit, évoquant le monde paradisiaque où tout semblait illuminé par cette lumière prismatique si justement décrite par Wordsworth dans ses souvenirs d’enfance. Le rivage magique en face de lui paraissait avoir le même éclat que ce bref printemps » (p. 85). Dans un tel état d’esprit, le rythme lent s’impose. Rythme où s’annihile le temps – celui des souvenirs, et aussi celui de la science.
D’ailleurs, que peut le temps devant, ce désir de repli qui caractérise les héros de Ballard ? Repli vers un état qui recrée l’enfance, peut-être même vers l’état prénatal. Retour vers ces aspirations de l’Inconscient auxquelles semble répondre le monde désorganisé et immobilisé par le cataclysme, le bouleversement. Et l’auteur crée un contrepoint entre ce thème du repli vers un abri, et un autre thème, plus menaçant, celui de la maladie et de la mort. Sanders était médecin dans une léproserie, avant les événements du livre, et l’ancienne maîtresse qu’il retrouve, à l’orée de la forêt de cristal, soigne elle aussi les lépreux, dont le mal l’a frappée. À cet état de mort vivante, auquel il assimile la lèpre, l’auteur oppose manifestement l’évasion hors du temps, le refuge dans la forêt de cristal, où il n’y a pas de mort à cause de l’abolition de la vie. Le choix de Sanders était inévitable, compte tenu de la psychologie de l’auteur, de son pessimisme et de son refus d’entrer en conflit avec les aspirations de l’inconscient.
Et c’est la raison pour laquelle cet étrange roman laisse une impression indéniable de cohérence et d’équilibre, en dépit de son thème sombre et de son héros si résigné. La fin du monde – ou l’annonce de cette fin – est, pour Ballard, l’occasion d’un embrasement qu’il décrit en visionnaire, et qu’il fait connaître au lecteur par une succession d’images qui possèdent le relief et la couleur. Certains titres de chapitres pourraient figurer dans une incantation, ou dans l’inventaire d’un cauchemar effrayant et somptueux : l’orchidée de pierre précieuse, miroirs et assassins, la sarabande des lépreux, le soleil prismatique… Là où la tentation d’écrire un récit d’horreur eût fait succomber plus d’un romancier, Ballard a su dilater la substance d’une nouvelle en lui conférant une réelle splendeur de visions. Mais cette beauté est obtenue au prix d’une dissociation : le lecteur ne participe jamais à l’action, il ne s’identifie à aucun des personnages ; Il reste simple spectateur, d’un bout à l’autre du livre. Il est vrai que le spectacle en vaut la peine.
Le docteur Sanders travaille dans une léproserie à Fort Isabelle, Cameroun. Il est sans nouvelle de ses anciens collègues, Max et Suzanne Clair, depuis leur départ pour Mont Royal, n'était une unique et étrange lettre de cette dernière. C'est donc à la fois par curiosité, mais aussi pour retrouver Suzanne, son ex-maîtresse, qu'il décide de s'embarquer à destination de Mont Royal. Sanders est alors très loin d'imaginer ce qu'il va découvrir au cours de ce simple voyage dans la jungle camerounaise. Car c'est toute la forêt, la faune comme la flore, qui se retrouve mystérieusement prise dans une gangue de cristal. Le mal s'étend sans que rien ne parvienne à l'enrayer. Les scientifiques envoyés sur place n'y comprennent rien...
Le cycle apocalyptique de Ballard se clôt donc par ce bel hommage à Joseph Conrad et son Cœur des ténèbres ; un roman qui s'impose comme le plus abouti, et assurément le plus poétique de la tétralogie. L'alternance entre les scènes d'action et les somptueuses évocations de la forêt accentue encore le coté mystérieux et surtout envoûtant du livre. L'opposition entre les péripéties ridicules des personnages et le calme majestueux de la forêt révèle la profonde apathie de l'homme, dépassé et dérisoire face à cette cristallisation. L'homme n'a finalement que peu d'intérêt, et surtout aucun avenir.
On aurait cependant tort de limiter La Forêt de cristal à un hommage de Ballard à la S-F old school. S'il se coule dans le moule du roman catastrophe britannique classique, façon John Wyndham ou John Christopher, ce n'est que pour mieux le faire exploser, le subvertir. A l'écroulement de la civilisation et aux tentatives plus ou moins heureuses de survie, il oppose une vision bien plus égoïste. Sanders part simplement à la recherche de son ex. L'errance du héros est donc purement détachée du destin de l'humanité et de la vie sur Terre. Il ne songe qu'à lui, se fout complètement de l'avenir de l'humanité ou de la vie sur Terre. Les gesticulations de Sanders et des autres personnages, à commencer par le prêtre apostat, sont aussi ridicules que dérisoires. Ils ne sont finalement que des personnages secondaires. Car tout vient du paysage et y revient sans cesse. Il est à la fois le sujet et le véritable témoin de l'apocalypse. A tel point que l'on pourrait presque davantage parler de mutant que d'apocalypse. Des pôles tropicaux du Monde englouti au désert de Sécheresse, jusqu'à la présente cristallisation de la jungle, tout, dans les apocalypses ballardiennes, est prétexte à une errance lyrique au milieu d'une Terre soudainement devenue inhospitalière. L'influence de Julien Gracq est très nette, et il est difficile de ne pas voir dans cette jungle cristallisée, comme dans celle du Monde englouti, une réminiscence de la forêt d'Argol.
Cette Forêt de cristal est également le roman le plus ouvertement science-fictif de Ballard. Le mal étrange semble venir de l'espace lointain, où le temps s'est épuisé. De fait, si dans Sécheresse l'homme devait avant tout s'en prendre à lui-même, il en va différemment ici. Il est d'ailleurs difficile de ne pas penser à « Mémoires de l'ère spatiale » (magnifique nouvelle au sommaire du recueil Fièvre guerrière — Fayard). Là encore, on retrouve l'errance au milieu d'une Terre à la temporalité complètement déglinguée. Dans ce court récit, le temps peut s'écouler avec une extrême lenteur ou une effrayante rapidité, les secondes durer des jours et inversement. Sauf que dans La Forêt de cristal, tout se fige irrémédiablement. Il n'y a plus d'urgence, puisqu'il n'y a plus de temps, donc plus d'avenir. Comme dans Le Monde englouti, l'homme est dépassé par des phénomènes cosmiques qu'il est incapable de contrôler, et sur lesquels il ne peut même pas espérer influer. L'échec patent des scientifiques à extraire le cristal d'une fougère nous le rappelle cruellement.
La Forêt de cristal est un livre bigrement intéressant. Incontournable, même, auquel la présente édition rend justice par l'entremise d'une nouvelle traduction, impeccable et bienvenue, signée Michel Pagel. Nouvelle traduction à laquelle s'ajoute une indispensable bibliographie par Alain Sprauel en fin de volume, un travail qui montre combien Ballard, aux côtés de Dick et quelques autres, est l'un des auteurs les plus traduits en France. Au-delà de cette simple anecdote, cette bibliographie permet surtout de situer La Forêt de cristal dans l'œuvre de l'auteur. On réalise ainsi à quel point il s'agit là d'un roman pivot. A la différence des autres apocalypses, La Forêt de cristal est la première œuvre ouvertement picturale de Ballard, directement inspirée de L'Ile des morts d'Arnold Böcklin. Ce roman anticipe donc pleinement les expérimentations ultérieures réunies dans La Foire aux atrocités, même si on y retrouve également, déjà, le personnage du médecin, récurrent s'il en est dans les romans de l'auteur, jusqu'à Millenium people. On l'aura compris, il est difficile de trouver le moindre défaut à la présente édition (jusqu'à la très belle couverture de Vincent Froissard) : pas même une coquille !
Dernier opus du Quatuor apocalyptique, La Forêt de cristal est sans doute le plus beau. Même figures archétypales, même système symbolique avec son propre champ lexical obsessionnel, même désir ardent — du personnage, du lecteur — de s'abandonner à ce paysage hors du temps, de se fondre dans le tableau pour y retrouver une édénique sérénité.
Médecin dans une léproserie à Fort Isabelle, le Dr Sanders se rend à Port Matarre, ville-purgatoire sans attrait obombrée par les eaux noires du fleuve et par la jungle — d'une « obscurité aurorale » semblable à celle de L'Ile des morts de Böcklin — , à la recherche d'un couple de collègues, Max et Suzanne Clair — son ex-maîtresse — , dont il est sans nouvelles depuis cette lettre décrivant la forêt autour de la clinique comme une somptueuse demeure de pierres précieuses. Comme ses compagnons d'exil — un prêtre apostat, une journaliste française, un dandy décadent et le directeur d'une mine de diamants — , Sanders va être confronté au plus extraordinaire phénomène qui soit : la forêt camerounaise se cristallise, littéralement, faisant d'une simple feuille d'arbre, ou d'un reptile, une véritable œuvre d'art. Et la cristallisation — qui ne tue pas les êtres mais les fige — s'étend de toutes parts, sans épargner les animaux... ou les êtres humains qui la contemplent, extatiques.
Ce ne sont pas les péripéties, et au premier chef les scènes d'action en elles-mêmes, que nous retiendrons de La Forêt de cristal — roman d'une lenteur minérale — , mais l'atmosphère merveilleusement crépusculaire de la forêt, où le temps fuyant fausse les perceptions et confère à toute chose, à tout événement, la puissance évocatrice des rêves. L'auteur fournit bien une explication scientifique du phénomène, mais celle-ci vaut moins pour sa vraisemblance que pour ce qu'elle suggère : le temps, littéralement, fuit. Ainsi le « vrai » monde, le seul qui importe à Sanders une fois l'équilibre rompu (de l'équinoxe à l'illumination), sera celui du cristal, ce paysage « hors du temps », ou plutôt au temps étiré à l'infini, où sans doute demeure Suzanne Clair, telle une icône immortelle qu'il n'aura de cesse de rejoindre — pour y jouir de l'ultime transfiguration.
Dans un futur qui pourrait être très proche, un événement mystérieux affecte une certaine région du globe : la forêt se cristallise. Cela ne manque évidemment pas d'attirer de nombreux curieux, journalistes, aventuriers, hommes d'église, scientifiques, militaires, qui débarquent à Mont-Royal, au plus près de l'endroit concerné. C'est à leur réaction face à ce phénomène que nous assistons, étant bien entendu que chacun d'eux poursuit un but personnel plus ou moins lié à l'étrange manifestation.
Il est des auteurs qui, avec peu de mots et peu de moyens, savent pourtant donner à leurs personnages une grande force de vie. J.G. Ballard est de ceux-là : les figures qui peuplent ce roman ont, plus qu'une personnalité, une véritable aura. C'est comme si Ballard avait capturé l'essence même de leur être et nous la jetait sans pudeur en pâture. Nous observons par exemple Sanders, médecin des lépreux. Il ne sait plus ce qu'il cherche dans la vie : est-ce Suzanne, une ancienne amie, ou la forêt de cristal près de laquelle elle vit ? Est-ce Suzanne ou Louise, reporter qui mène une enquête dans la région ? Faut-il fuir ce dilemme dans la mort ? Et quelle serait la nature de la mort dans cette forêt ? Sanders se questionne, il est indécis et même un peu passif. En revanche, Ventress, son compagnon de voyage, mène un combat personnel qui anime le récit. Son dynamisme contrebalance la tranquillité toute apparente du docteur. Il est acteur quand Sanders est victime, et il l'aide à comprendre l'incompréhensible. Mais a-t-il encore tous ses esprits ? Et que combat-il au juste ? Qu'a-t-il à gagner ? Enfin Balthus, le prêtre, ne sert plus Dieu comme il le devrait. Renonce-t-il à sa foi ou la retrouve-t-il d'une autre façon ? Et de toute manière, peut-on croire en Dieu égoïstement ? Les questions s'accumulent. Pendant ce temps, tous sont ballottés comme des pantins par les forces suprêmes qui régissent l'Univers...
Le style est riche, varié, coloré, pétillant. Un plaisir toujours renouvelé pour le lecteur exigeant, toujours étonnant pour le lecteur débutant. On trouve par exemple, cette phrase si simple et si puissamment évocatrice : Sa surface gemmée brillait au soleil, marbrée comme la croûte rose d'un lac salé. En faut-il plus pour planter un décor ? En faut-il plus pour nous transporter en Afrique près d'un fleuve de cristal ? Et pourtant ces paysages enchanteurs dissimulent une sombre menace. Est-on dans un rêve ou dans un cauchemar ?
L'ambivalence des personnages et des paysages est également présente dans le dénouement qu'on pressent soit ténébreux et inquiétant — car la terre telle que nous la connaissons peut disparaître — , soit éclatant mais inconnu. Les mutations de l'Univers peuvent engendrer des paradis ou des enfers. Laquelle de ces possibilités va-t-elle se réaliser ? Cette interrogation fondamentale se double d'une multitude de réflexions parallèles qui conduisent à des dichotomies similaires : la lèpre et la forêt, la forêt et le monde, la recherche de l'amour et la recherche de la vie, Dieu et l'argent, l'argent et la guérison, etc... Une curiosité passionnée finit par gagner le lecteur qui s'interroge inlassablement : quel sera le message final ? Mais si les grands écrivains posent les bonnes questions, y répondre n'est pas encore en leur pouvoir, et Ballard, comme les autres, nous laisse avec nos rêves, nos désirs, nos idées, nourris par son écriture habile.
C'est donc dans l'expectative qu'on achèvera ce roman. Les amateurs d'explications claires et définitives en seront pour leurs frais : ces pages faciles à lire au premier degré n'ont rien de simple quand on y réfléchit. Mais ceux qui s'interrogent sur le monde y trouveront un écho à leurs préoccupations.