II y a des instants dans la vie d'un anthologiste où l'on se demande si les veaux — ou les dorgs, je vous laisse le choix — ne sont pas la race dominante de la planète. Alors, on a envie de s'insurger, de gueuler un bon coup, conscient que ça ne servira rigoureusement à rien mais, qu'au moins, on aura pu épancher sa bile. Seulement, comme il est interdit au dit anthologiste de se livrer à de telles facéties — les conventions, n'est-ce pas ! — je me permets donc de prendre quelques instants la place de Jacques Chambon en intégrant dans mes neurones, cellules et autres chromosomes la masse de travail que notre émigré a dû abattre pour réunir puis traduire les textes adéquats : veilles, ratures, surcharges, correspondance, dictionnaires, puzzle, balance Robervall et pifomètre à manivelles à cardans. Et vlan ! Qu'est-ce que je lis dans Fiction ? Qu'est-ce que je déguste dans Métal Hurlant ?
Andrevon — “...rejoignant ainsi dans l'anathème, et avec les mêmes termes, Richard-Bessière et Gabriel-Jan.”
Philippe Manœuvre — “...si Jacques Chambon n'était tombé dans le piège victorieusement évité par Marianne Leconte. Je veux dire qu'il juge absolument indispensable de pratiquer cette coutume ridicule qui consiste à raconter au lecteur la nouvelle qu'il va lire et à lui tirer des conclusions et des moralités consternantes dans leur esprit même.”
Accusé Chambon : levez-vous ! Et apprenez par cœur la vérité suivante qui devra désormais servir de guide aux futurs anthologistes : “Une bonne, une authentique, une estimable anthologie ne doit comporter ni préface, ni chapeau, ni commentaire d'aucune espèce.” Rompez !
Non, revenez ! Accusé Chambon, je vous serais très reconnaissant de bien vouloir renier vos phrases enflammées à propos de Bertrand, Delfoss et autres Losfeld, cerises hier roses et paume y est là où je pense. Pour votre pénitence, vous me composerez une anthologie pour le Fleuve Noir avec, en exergue, votre autocritique rappelant la pudibonderie excessive que vous exerçâtes naguère dans les feuilles de la vigne Opta. Au nid soit qui mal lit pense !
Tout ce préambule avant de déambuler dans les ambulacres ambulatoires de la pieuvre à douze bras d'un nouveau Casterman qui, soit dit en ambulance (direction Charenton) cramponne beaucoup mieux que la quasi-totalité des nombreuses réunions d'écrivains par bouquins interposés. De lait rosse pour des lires, il n'y a qu'une simple question de budget. Je propose à tous de se fendre du montant nécessaire pour monter au septième ciel de la science-fiction. Kyrie ! mais pas Ellison, sinon pour l'introduction. Farmer par contre se trouve au rendez-vous (réjouissez-vous M. Manoeuvre).
Ne brûlons cependant pas les étapes. Après nous le délire est avant tout un ensemble presque parfaitement articulé et, plus que la qualité de chacun des récits qui le compose, c'est à travers cet enchaînement que l'on mesure le mieux la qualité du travail auquel s'est livré son compilateur, au point que le lecteur ne ressent quasiment pas la rupture inévitable entre un texte et celui qui suit et retrouve presque — comme s'il s'agissait de chapitres — le climat traditionnel du roman à épisodes. Au point que le volume s'achève beaucoup trop tôt à mon goût pour que je n'en conserve pas une sorte de regret ou d'insatisfaction. C'est le gros reproche que je ferai à ce recueil : celui de paraître restreint, en raison sans doute de sa richesse même. A quand donc un triple volume de semblables délires ? Frère Jacques, frère Jacques... réveillez-vous ! J'en redemande.
L'autre qualité de cette anthologie vigoureuse et planante tient sans aucun doute à l'absence des écrivains les plus traditionnels de nos recueils mensuels. Point d'Ellison donc, et point de Zelazny, pas davantage de Dick, de Disch, de Ballard. La parole est aux jeunes vieux ou aux vieux jeunes : Lafferty et Rocklyne, Effinger et Caro qui ne sont pas à proprement parler des piliers de nos multiples collections. Et si l'on note toutefois la présence d'Aldiss et de Silverberg, de Farmer et de Kit Reed, hormis le fait qu'ils y avaient leur place c'est sans doute pour démontrer l'égalité d'inspiration des diverses générations : SF anglo-saxonne pas morte !
Mais de quoi retourne-t-il ?
La préface nous en dit déjà long sur l'usage actuel des mots “dément”, “délirant”, « dingue” pour que l'on se sente gêné aux entournures pour utiliser celui de “loufoquerie”. Il serait plus raisonnable de qualifier l'ensemble d'irrationnel. Mais certains s'empresseront de dire que c'est le propre de la SF. Je me permettrai donc de m'appuyer sur cette bonne vieille formule d'un quelconque faiseur de maximes : “ Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable” que je transformerai en : “L'invraisemblable peut quelquefois être le miroir de la vérité”.
Invraisemblable ! Illogique ! Irrationnel ! Qu'importe. Les phrases qui vont désormais défiler sous nos yeux avides ne manqueront plus de se contredire, de se contrarier, de se démentir. Et même si le point culminant est atteint avec Silverberg, les autres responsables de ces méandreuses démonstrations d'absurde n'auront pas moins contribué à nous procurer ce délicieux déroutement que l'on est en droit d'attendre d'un genre qui nous est cher (dans les deux sens du terme) et qui devient ici du déboussolement. A ce titre, ce recueil est un asile de textes aliénés. Le docteur Chambon, en parfait psychiatre de la littérature, nous en présente les diverses cellules et leurs occupants. Sorte de “Freaks” mode 77, le volume nous permet en outre de mesurer le chemin parcouru en une décennie. De quoi réconcilier les anciens et les modernes, la vieille S.F. et la new-wave expérimentale. Ici, l'on se sent bien ; les pages sont capitonnées et distillent le miel sauvage. Simple question d'éclairage et d'angle de visée. Du “Ruum” au Dorg, il n'y a pas si loin. Et que l'on se reporte à l'anthologie de Gallet Escales dans l'infini pour s'en rendre compte : les vieux thèmes refleurissent. La moderne vieille science-fiction est née.
Et plongeons sans plus de façons dans le vif du sujet, autrement dit le dorg, créature riche en vitamines et propre à résoudre enfin le fameux problème de la faim/fin dans le monde. Univers écologique ou paranoïde, c'est selon les goûts (si je puis m'exprimer...) de chacun. Lafferty en tout cas n'y va pas de main morte avec les émules d'Alex Raymond. Les grottes de Lascaux y sont sans doute pour quelque chose mais sans Dordogne, point de salut comme dirait le professeur Bordes. Alors, laissons à sa planche (à dessin) le crayon générateur et propulsons-nous dans le Mic-Mac de Rocklyne.
Au royaume des veules, les courageux sont en pleureur. Kerbisher en sait quelque chose. Un coup de fil : soyez haineux. Un autre coup de fil : phase de Mansuétude et de Courtoisie. Ainsi va le monde, de l'enfance à... l'âge adulte de la période de Tolérance ininterrompue. Mais que d'émotions d'ici-là. Une courbe sinusoïdale émotionnelle préparée en haut lieu alternant les guérillas scolaires ou familiales aux amours légitimes avec l'ensemble des occupants de l'univers. Une histoire rafraîchissante et saine sur les relations humaines...
...s'il n'y avait pas Winston (de Kit Reed). Qui est Winston ? Un rejeton de deux génies, Q.I. 160, acheté après forces économies par un bon petit ménage moyen américain. J'allais oublier aussi : Winston est une toute petite chose de quatre ans... incapable de bloquer une balle, de connaître la date de la diète de Worms, d'avaler trop de sucreries, de gagner au concours Bonanza... et de supporter une fessée mémorable à l'aide d'une brosse à cheveux en argent. Résultat : un bébé tout ce qu'il y a de plus déficient et sans possibilité de remboursement, rendez-vous compte !
L'amour, heureusement, ne se traduit pas exactement par le châtiment en dépit des maximes. F.M. Busby campe même dans Parle-moi de toi l'amoureux idéal, prêt à tout pour éviter que son aimée ne connaisse l'humiliation, les sévices et autres contacts masculins. L'histoire se passe du côté de Hong-Kong dans une boîte d'un genre spécial où le professeur Hichcock de Riccardo Freda aurait vécu tout à son aise. Je n'en dirais pas davantage.
Du culte de l'homme (ou de la femme) à celui des pieux souvenirs, il n'y a qu'une page à tourner. Et nous voilà assaillis par un Aldiss super hu-mort-istique... qui laisse s'interroger plusieurs chefs d'Etat sur la meilleure manière de commémorer certain centenaire d'un événement que la plupart ont oublié. Je n'insisterai pas sur les manœuvres ondulatoires de Thora Peabright de Bonn pour parvenir à savoir de quel événement il s'agit. La conclusion s'imposera d'elle-même à la fin : comme pour le Champagne, il suffira que ça saute. Little Boy-bis sera un sacré feu d'artifice ! A bon entendeur, le muet est forcément un imbécile.
De relations en sociétés, et le problème de la surpopulation ne pouvant aussi aisément être écarté, même avec des champignons, il faut reconnaître à Farmer le génie d'un auteur qui surprendra jusqu'à son dernier souffle. Son Chassé croisé dans le monde du mardi est tout simplement un chef-d'œuvre, d'autant plus fort peut-être que l'idée essentielle n'est quasiment pas exploitée l'auteur préférant nous conter une amourette que nos écrivains du XIXe ne renieraient certainement pas. L'idée est simple, lumineuse, évidente, au point que l'on se demande comment personne n'y a encore songé. Puisque trop de gens se bousculent et s'entassent, faisons-les vivre un seul jour de la semaine, et plaçons-les dans une sorte de cercueil d'hibernation le reste du temps. Ordonnons tout ça. Et nous aurons sept sociétés dans une seule. Mr. Smith pourra devenir citoyen du lundi, Mr. Pym sera artiste du mardi, Jennie Marlowe vivra dans le monde du mercredi... Mais s'il advenait que Pym aime Jennie alors qu'ils vivent dans des jours différents ?
Nous venons d'effleurer les mondes divergents. Silverberg va nous y bousculer sans vergogne. Paradoxe temporel, soit. Mais ses Mondes en Cascades ont en commun autant d'hypothèses qu'il y a de paragraphes dans le récit. On ne sait plus très bien qui va tuer grand-père ou qui il va tuer pour que deux rejetons ne se « mésentendent » plus. Un sac d'embrouille pour amateurs de rébus ou pour loufoques incorrigibles.
Le temps... l'espace... Tout se dérègle. New-Orléans-sur-New York, il fallait Effinger pour mettre le doigt sur une histoire pareille... qui tendrait à démontrer que Los Angeles est peut-être bien la capitale de l'Ohio et que le rio Grande se jette dans le lac Ontario. Sladek ne nous démentira pas. Lorsque l'univers craquelle, intérieur ou extérieur, qui peut affirmer que tout n'est pas qu'apparence et conventions ? En tout état de cause, l'état civil de John T. n'est rien moins que subjectif. Partant, son identité ne pouvant être démontré, son existence est-elle réelle ? Et le récit qui court de ta page 186 à la page 198 n'est sans autre forme de procès kafkaïen qu'une illusion de lecture. J'oserai tout de même avancer que Sladek présente là un grand récit qui aurait sa place dans une anthologie mondiale de la littérature toucour. Les chefs-d'œuvre deviennent monnaie courante avec Jacques Chambon. J'imagine pourtant qu'ils furent plus difficiles à dénicher.
Le cantaloup est une sorte de melon, pas un pompidou. Je l'ignorais. Je sais ce qu'est un kangourou. Enfin, je suppose puisque Jacques ni Dennis R. Caro ne l'expliquent. Je pense cependant avoir deviné une curieuse histoire de fantômes dans ce récit : des fantômes qui transformeraient le caractère de tout un chacun. La dégradation des cellules grises s'accélère. Est-ce en raison de la pression de l'environnement ? Barry Malzberg le confirme avec son voyageur vers Ganymède qui rappellerait les bons vieux space-opera sans ce petit déraillement du pilote solitaire. La faute aux extra-terrestres, à son épouse ou à Huston de l'avenir ? Qu'importe la raison si l'on est le plus fort !
La règle du jeu organisé par l'anthologiste voulait que la boucle se referme. De maillons en maillons, nous allions droit à l'asile dans lequel s'était réfugié Dordogne. David Gerrold ouvre grandes les portes de la folie. La dérègle du Je débute par la disparition d'une pupille de son œil gauche. Le reste suivra comme un dessin que l'on efface au tableau noir. Le dessinateur du premier récit pourra donc à l'envie recomposer sa toile puisque rien ne subsiste au délire des sens. La fin est celle qui s'impose. Faute de matériau, les pages demeurent blanches. Comme les murs des cellules. Comme certaines de nos nuits et celle que je passe pour recomposer un commentaire.
J'en profite pour regarder par la fenêtre et m'assurer que rien ne s'est effacé du décor habituel qu'elle me délivre. Ma foi, tout paraît normal. Mais avec toutes les drogues, les cigarettes que je fume...
Jean-Pierre FONTANA (site web)
Première parution : 1/10/1977 dans Fiction 284
Mise en ligne le : 15/12/2001