J’entends d’ici les puristes : ils vont encore s’indigner de ce qu’on réédite des textes parus jadis (pour la plupart sinon pour la totalité) dans les pages de Fiction ou Galaxie. Comme s’il était loisible aux amateurs qui ne sont pas doublés de collectionneurs de découvrir ces textes, comme bien d’autres, autrement que par ce moyen vulgaire. En outre, et pour un autre fois, ils auront le grand tort de ne pas reconnaître l’opportunité d’une telle résurrection. Damon Knight est en effet l’un de ces auteurs de l’arrière-garde (pour autant qu’on aime les classements à l’emporte-pièce) dont le charme ne s’est pas éteint et dont la force, sur le plan des intrigues, égale bien souvent celle des maîtres de la nouvelle école. C’était donc un retour amplement justifié. C’est Pierre Versins qui est responsable du retour de Knight ; c’est lui qui a réuni, sous le titre du premier, six contes parmi les plus célèbres de l’auteur.
Et toi donc est une histoire assez dickienne, sinon pour le ton du moins pour la façon dont l’action progresse. Les dérapages successifs, les convulsions malicieuses du récit qui sans cesse heurte les frontières de l’espace et du temps romanesque pour s’enfoncer en plein délire imaginatif, n’ont certes pas l’espèce de charme inquiétant des récits de l’auteur du Temps disloqué ; cependant, le ton goguenard avec lequel l’auteur, sans effets stylistiques superflus, invite son lecteur indécis (on croit d’abord à une farce sans prétentions) à partager les émois de son héros, incite, si l’on peut dire, au respect… L’aventure de Johnny Bornish, gagman malgré lui, pantin dérisoire manipulé sournoisement par une force grandiose, c’est tout simplement celle du héros dickien en sa paranoïa même. Knight va loin, puisqu’il n’hésite pas à nous plonger à la fin de sa nouvelle dans le vertigineux abîme du miroir infini : Bornish n’est qu’un acteur de superproductions gigantesques, fourmi humaine vouée à la dérision du spectacle. Une telle variation, en somme, sur l’éternel thème shakespearien : « All the world is a stage ».
Pour servir l’homme est un classique, déjà servi dans de fort nombreuses anthologies comme un entremets de choix. C’est une plaisanterie, mais au meilleur sens du terme, un calembour qui fait frémir. Une histoire, bien sûr, qu’on ne peut lire qu’une fois. La recette est bonne de ces histoires à chute qui rappellent à ceux qui se prennent un peu trop au sérieux que la SF est aussi un art du divertissement : en l’occurrence, la distance que Damon Knight prend à l’égard de son sujet, et qui n’est pas sans évoquer la manière de son confrère Bloch, prouve l’ampleur de son talent de conteur.
Le troisième conte s’intitule Ce n’est pas le temps qui manque. Il était inédit en français. Il nous montre un autre aspect du talent de l’auteur. C’est à proprement parler un conte métaphysique. Il traite de l’implacable destinée humaine. Un thème en apparence banale, littérairement, mais auquel la SF offre des métaphores plus audacieuses que la psychologie traditionnelle… Un homme se penche sur son passé, par la grâce d’un écran-vidéo.
En silence est encore une histoire à chute dont l’humour semble avoir été trempé dans la manière de Bierce. Le dernier homme et la dernière femme, après l’explosion : la femme, hélas est d’une misandrie fatale… Et il y a dans ce conte plus de malice qu’il n’y paraît de prime abord. Un vieux fléau américain, apparu au XIXe siècle, y fait l’ultime ravage – l’homme, le mâle disparaît !
Tommy le robot, héros de Le Mousse, m’a fait penser au petit animal-gadget du bord, dans le film Dark Star. Il règne d’ailleurs une atmosphère identique dans le vaisseau spatial qui sert de scène aux évolutions étranges de l’inquiétant Tommy. Cette fois, Damon Knight voue sa plume et son imagination débridée à la sombre poésie de l’espace tel qu’il nous est décrit, depuis Wells, par les écrivains de SF. La mythologie déjà épaisse, à peine entamée par la réalité trop froide, trop clinique, des vols spatiaux américains ou russes, permet d’infinies variations sur le thème de la vie enclose des voyageurs de l’espace. La psychologie fait place à de nouvelles structures des rapports entre humains et non-humains, à de nouveaux codes romanesques en quelque sorte. La spontanéité du style de Knight, que ne rend pas toujours très bien la traduction relâchée de P. Versins, ménage au lecteur d’assez belles surprises au détour de cette nouvelle des plus étranges.
Le dernier mot clôt, comme il se doit, ce recueil. Knight, sans scrupules, s’attaque à la Bible. Adam et Eve sont les héros de cette ultime – à tous égards – histoire à chute. Et quelle chute !
Tout se passe finalement comme si ce petit livre sans prétention avait voulu rendre compte du talent mal connu de Damon Knight – anthologiste éminent et rédacteur en chef de la fameuse revue Orbit – au mépris d’une production de plus en plus grande qui risquerait bien, si certains n’y prenaient garde, de le dissimuler aux yeux des vrais amateurs.
François RIVIÈRE
Première parution : 1/11/1975 dans Fiction 263
Mise en ligne le : 8/9/2022