On se souvient de l'étonnement qui avait saisi les critiques de SF au moment de la parution, en 1985, de
Biographie comparée de Jorian Murgrave, le premier des trois romans d'Antoine Volodine publiés dans la collection
Présence du Futur. Un premier roman qui présentait un univers autre, déjà « post-exotique », avec des références à une URSS bizarre où se rencontraient des E.T. aux formes et caractéristiques impensables. Le tout dans une narration à foyers multiples, qui empêchaient toute réelle prise en compte d'une réalité fluctuante. Depuis, bien qu'il publie ailleurs que dans les cercles patentés de la SF, Volodine continue d'explorer le monde de ce premier roman. Certes, l'Histoire est passée par là, l'URSS n'est plus, mais les paysages et les ruines demeurent.
Dans son avant-dernier ouvrage,
Des anges mineurs, qui a obtenu le prix Inter, cette dislocation de la narration est poussée à l'extrême. 49 récits (narrats) tissent un futur improbable (à la manière de
Faulkner dans
Tandis que j'agonise)
. C'est dans ce texte qu'apparaît pour la première fois le personnage de Dondog, le héros ( ?) de son dernier ouvrage éponyme. Le lecteur se retrouve dans un espace temporel post-révolutionnaire (mais quel est le sens du mot révolution dans ce contexte ?). où subsistent à la fois des camps (sont-ils nazis, staliniens, ou autres ?) des ruines de villes, et des shamans. On suit Dondog, sorti des camps et dont la mémoire défaille. Il cherche, pour les tuer, des personnages dont il se souvient simplement qu'ils ont existé et porté tel nom. Mais certains ont changé d'identité ; d'autres ont pris le nom de quelqu'un d'autre ; plusieurs l'attendent dans les immeubles d'une ville ruinée. C'est à la fois un récit d'errance, ou de quête, et une série de monologues entrecoupés de descriptions de pays aussi délabrés que la mémoire de Dondog. Cependant il fait par endroits revivre ses enfances, ses persécutions, ses rencontres et, ce faisant, nous présente un avenir où l'homme est une « blatte » aux yeux des gardiens des camps, où il ne faut pas être de telle ou telle race, et où l'on peut remonter le temps ou au contraire anticiper sur les événements.
Ce roman crée, plus encore que les précédents, la rencontre avec une subjectivité aliénée par l'Histoire, dans un univers déliquescent. Comme il y a eu en SF des univers post-cataclysmiques ou post-nucléaires, nous avons ici affaire à un univers
post-historique qui est — paradoxalement — un produit possible de l'Histoire. Un roman étrange, où l'étrangeté, comme la définit un personnage des
Anges Mineurs est la beauté lorsqu'elle est sans espérance.