Dans une Europe alternative dominée au Nord par la Ligue Hanséatique, des Brigades Internationales se forment pour aider le peuple grec à affronter des colonels putschistes. Mais les plus imaginatifs de ces combattants vont être enrôlés dans une bien curieuse expérience. Par le biais d'une machine appelée Oniromaque, ils vont rêver collectivement pour tenter de modifier la réalité. Et ça fonctionne, comme en témoignent ces étranges dirigeables qui sillonnent désormais le ciel !
Quelle formidable surprise que ce roman, demeuré inédit jusqu'à présent parce que son auteur — hélas aujourd'hui décédé — n'a semble-t-il pas réussi à lui trouver un éditeur. Voilà qui paraît incroyable, tant on publie de choses de bien moindre intérêt. Merci aux éditions Armada de réparer cette injustice.
Dans cette uchronie où la Hanse s'oppose à cette Occitanie qui était déjà au cœur des Chroniques Sarrasines (du même auteur), le thème de la guerre, les jeux de miroir entre rêve et réalité, les voyages tantôt dans des décors réalistes, tantôt dans des paysages intérieurs et fantasmatiques... tout évoque à l'évidence les meilleurs romans de Christophe Priest, y compris dans son ambition formelle et ses qualités littéraires.
Nous sommes ainsi conviés à voyager parmi les divers univers intérieurs des quelques artistes qui entourent le narrateur. Boireau réunit ici une brochette de noms plus ou moins connus — j'avoue que je n'avais par exemple jamais entendu parler du poète Yannis Ritsos — sans jamais paraître pédant : on sent toute la différence qui existe entre étaler sa culture et simplement vouloir la partager. L'auteur nous offre en plus une part de mystère avec les interventions de deux femmes insaisissables et inquiétantes : l'Olvido imaginée par le cinéaste Carlos Saura, ou cette Mélanie venue du Nord on ne sait comment.
Comme chez Priest, il ne faut pas chercher là un roman à l'action débridée. Le narrateur est avant tout un témoin, un rêveur, un artiste, un amoureux. Révoltes, batailles et combats sous-tendent le récit, mais restent le plus souvent en arrière-plan, comme bien sûr au fort du commandant Buzzati, où règne l'ennui de l'attente à jamais insatisfaite. Un ennui que ne partage heureusement pas le lecteur, tant la diversité des récits rend leur lecture stimulante et passionnante.
Car, en effet, chaque chapitre de l'intrigue principale enferme un autre récit : ici un rêve ou des mémoires couchées sur un cahier, là un pastiche de Céline ou une version personnelle du Désert des Tartares... Autant de récits enchâssés à la façon d'un roman-mosaïque, où l'on joue avec l'Histoire, les styles et la littérature. On y joue aussi avec la typographie, puisque les italiques qui soulignent d'abord les parties rêvées finissent par brouiller les pistes, jusqu'à un joli dénouement où l'intime prend le pas sur la grande Histoire.
Au final, les qualités de ce roman sont innombrables : subtil, esthétique, intelligent, cultivé, dépaysant, inventif, ambitieux sans être prétentieux ni indigeste... avec tant d'images et de voyages en seulement 230 pages ! Jacques Boireau démontre ici que l'art de la concision n'empêche en rien une richesse et une densité étonnantes. Pas un mot de trop et pourtant rien ne manque. Au point qu'on en sort avec l'impression d'avoir lu plusieurs romans. Épatant !
Pascal PATOZ (lui écrire)
Première parution : 10/2/2013 nooSFere