Philip K. DICK Titre original : Flow My Tears, the Policeman Said, 1974 Première parution : New York, USA : Doubleday, février 1974 Traduction de Gilles GOULLET
J'AI LU
(Paris, France), coll. Science-Fiction (2007 - ) n° 2451 Dépôt légal : décembre 2014 Roman, 288 pages, catégorie / prix : 6 € ISBN : 978-2-290-03388-3 Genre : Science-Fiction
Jason Taverner est une star du petit écran, l'idole de millions de téléspectateurs accros à l'émission qu'il présente tous les soirs en prime time. Mais un jour, il se réveille et plus personne ne le connaît, pas même ses proches. Son identité semble avoir disparu de la surface de la planète. Situation pour le moins inconfortable, dans cet État policier où le simple défaut de papiers peut vous envoyer pourrir dans un camp de travail pour le restant de vos jours...
Figurant parmi les derniers romans écrits avant la Trilogie divine, Coulez mes larmes, dit le policier marque une étape importante dans la réflexion de Philip K. Dick (1928-1982), le lien entre ses romans de science-fiction et le mysticisme qui caractérise la fin de sa vie.
Coulez mes larmes... est un roman charnière dans l'œuvre de son auteur. Au début des années 70, la théologie envahit la vie de Dick et y prendra une place grandissante jusqu'à son expérience religieuse de mars 1974, qu'il consacrera le restant de sa vie à analyser, en particulier à travers les livres qui constituent sa Trilogie divine.
Écrit entre 1970 et 1973, Coulez mes larmes... est encore du Dick « dickien » au sens où l'entendaient ses fans désorientés par la suite de son œuvre, même si les premiers signes sont là (le chapitre 11 est une longue discussion sur la nature de l'amour : mystique, physique, filial, etc.). Paru en 1974 aux Etats-Unis et un an plus tard en France (dans une version écourtée et très différente de la présente édition, sous le titre Le Prisme du néant), ce roman aborde le thème de prédilection de son auteur, la nature de la réalité.
Lorsque nous faisons la connaissance de Jason Taverner, il est une vedette de la chanson et une star du petit écran avec sa propre émission qui récolte plus de trente millions de téléspectateurs à chaque passage. Un membre éminent de la société civile. Il est aussi un Six, résultat d'une expérience génétique qui a avorté. En quelques pages, nous apprenons que la vie de la plupart de ses contemporains est moins rose, puisque les Etats-Unis de 1988 (le futur de l'époque) sont un état policier, où les contestataires finissent en camp de travail.
Puis un matin, tout s'écroule. Jason se réveille dans un hôtel miteux. Il n'est plus rien. Ses papiers ont disparu et plus personne ne reconnaît la vedette d'hier. Son agent, sa maîtresse... n'ont jamais entendu parler de Jason Taverner. Son émission n'apparaît pas dans les programmes de télévision et ses disques sont absents des bacs des disquaires. Est-ce une hallucination ou — pire — sa vie d'avant n'était-elle qu'une illusion ? C'est ce qu'il va s'efforcer de découvrir au long de ce roman passionnant de bout en bout.
Comme toujours chez Dick, on apprécie l'intrigue tordue et le fait que l'auteur, tout en explorant des sentiers battus (en tout cas par lui), réussit à surprendre avec des personnages touchants ou étonnants (le couple incestueux formé par le chef de la police et sa sœur junkie). Sa vision de l'Amérique du futur (il se projetait quinze ans dans l'avenir au moment d'écrire), univers concentrationnaire dominé par d'un côté la police (le bâton) et de l'autre un show-biz (la carotte) drogué jusqu'aux yeux, fait froid dans le dos, même si certaines « prédictions » ont un peu vieilli.
C'est le huitième volume signé Philip K. Dick publié chez 10/18, ce qui fait de lui l'un des très rares auteurs de SF à avoir réussi en France son passage chez un éditeur mainstream. Il en aurait sans doute été très fier. Mais les amateurs de science-fiction ne devraient pas laisser cela les éloigner d'une contribution majeure à la SF contemporaine. Lisons et relisons Dick. Et commençons par Coulez mes larmes, dit le policier.
Jason Taverner. Un nom célèbre. Très célèbre. Adulé par des millions de fans. Celui d'une star de la télévision. Un homme pour qui « cette vie publique, ce rôle d'animateur universellement connu qui était le sien était l'essence même de l'existence ». Il a tout. La richesse, la gloire, les femmes, et même l'amour.
Plus dure sera la chute.
Car, au début du deuxième chapitre, Jason Taverner se réveille. Seul. Dans un endroit inconnu, la chambre d'un hôtel minable. Plus aucune de ses relations, jointes au téléphone, ne le connaît. L'état-civil n'a aucune trace de sa naissance. Ses papiers d'identité ont disparu, et dans cette société fasciste, Jason le sait : « Sans papiers, Je ne survivrai pas deux heures. » Comment en effet passer les nombreux barrages de police ? On le prendrait pour un de ces étudiants échappés des campus-ghettos bouclés 24h/24 par la police. Au mieux, il finirait dans un des nombreux camps de travail.
Il n'existe pas. Il est une non-personne.
Il a tout perdu.
Le cauchemar. Le cauchemar dickien typique, où le « héros » n'a plus de prise sur la réalité.
Mais Jason n'est pas un personnage dickien typique. II réagit. Il ne se laisse pas abattre. « Je dispose de trois atouts, songea-t-il. J'ai de l'argent, une bonne gueule et de la personnalité. Quatre, même : je suis aussi un six [un homme génétiquement supérieur] de quarante-deux ans. » Première étape du processus de survie : acheter des faux papiers.
Et c'est le début d'une série de rencontres : Jason va partager quelques heures ou quelques jours de la vie d'un certain nombre de personnages, prétextes à l'exploration des différentes formes d'amour. Une jeune faussaire psychotique, une nymphomane vieillissante, une superbe chanteuse pop épouvantée par les fans, une artiste en céramique effrayée par les étrangers. Mais surtout Félix Buckman et son imprévisible sœur jumelle et épouse Alys, fétichiste, bisexuelle, droguée....
Dick, malgré sa haine de toute figure d'autorité, n'a sans doute jamais composé personnage aussi subtil, aussi complexe que ce Félix Buckman, général de police et amateur des pièces pour luth de John Dowland (plus particulièrement de « Coulez mes larmes »), humaniste et manipulateur. C'est à lui que le titre du roman fait référence. Et ce n'est que justice, car il y éclipse tout le monde, n n'apparaît pourtant qu'au quart du récit, à un endroit où il est traditionnellement un peu tard pour introduire un nouveau personnage. Mais Dick s'en fiche. Comme d'ailleurs de l'explication S-F à donner à ce bizarre changement de réalité vécu par Jason Taverner, bien qu'il remplisse son contrat honnêtement et jusqu'au bout :
« Ou alors c'est que nous sommes dans un monde parallèle au tien dans le temps et dans l'espace. Et... bref, tu es passé d'une façon ou d'une autre de l'univers où tu étais illustre a celui-ci où tu n'es rien du tout.[...]
— Évidemment, [répond Jason,] cela expliquerait tout, tu as raison. Mais je ne peux accepter ce genre d'explications. C'est comme ces romans de science-fiction à la gomme de Philip K. Dick qui faisaient mes délices quand j'étais gosse. Heureusement, on a fini par l'avoir. »
On remarquera au passage que, pour la première fois, Dick se retrouve — certes plus comme un clin d'œil qu'en véritable personnage — dans un de ses livres. Pour la première fois, la vie de l'auteur s'insinue dans son œuvre. Car, il le reconnaît lui-même, il y a mis tout le chagrin et la solitude qu'il ressentait du départ de sa quatrième épouse, Nancy. En cette fin d'année 1970, fauché, le fisc sur le dos, en panne d'inspiration (après quinze ouvrages écrits lors des cinq années précédentes, il n'entreprendra l'écriture du suivant, Substance mort, qu'en 1973), sans reconnaissance, ni compagne ni amour — situation inverse de celle de Jason Taverner (auquel il a donné son âge) dans les premières pages — il se tient au bord du gouffre dans lequel il va bientôt tomber.
Si Dick a écrit ce roman, c'est surtout pour mettre par écrit ses réflexions sur l'amour, sur les rapports entre les êtres humains. D'où ces longues conversations pleines de sensibilité entre les protagonistes.
Voilà ce qui fait l'envoûtement de Coulez mes larmes, dit le policier. Ceux des lecteurs au fait de la biographie de Dick verront peut-être « l'auteur à travers le tissu des mots », mais pour tous ceux qu'une S-F proche de l'homme attire plus que des exploits héroïques entre les étoiles, l'humanité vibrante des personnages évoluant dans ce livre à l'atmosphère inquiétante et mélancolique sera une rencontre marquante.
Oui, le nouveau Dick est semblable à l'ancien, encore que ce roman tire plus du côté politique que du côté schizophrénique : un homme riche et célèbre change d'univers et se retrouve, de « l'autre côté », sans un sou, inconnu et traqué. Ce postulat (déjà exploité, entre autres, et de manière d'autant plus frappante qu'elle était fort concise, par Richard Matheson dans Au bord-du précipice — au sommaire des Mondes macabres) est évidemment métaphorique, et vise à nous faire partager les affres d'un bourgeois plein de bonne conscience précipité dans les gouffres du prolétariat en terre fascinante. C'est toujours éprouvant, surtout qu'ici la démonstration s'appuie sur un suspense haletant. Ce n'est peut-être pas du grand Dick à la manière du Maîtredu Haut Château mais, à coup sûr, du très bon Dick.
Hé oui, il s'agit bel et bien du Prisme du néant, cet ouvrage apparemment mineur de Dick, qui avait trouvé refuge en 1975 dans la collection SF du Masque, boudée des amateurs. Il semble que désormais Gérard Klein se soit donné pour tâche de réhabiliter tous les romans de Dick qui pouvaient l'être, et qui avaient subi des sorts divers, soit aux USA soit en France. Mensonges & Cie participait indéniablement de ce même souci. Aucun amateur du californien fou ne devrait s'en plaindre. Pas moi, en tout cas.
Le cas qui se présente ici est un peu particulier, et Klein donne sur le sujet une préface éclairante, à la fois sur les raisons qui l'avaient fait refuser ce livre il y a dix ans, et sur le trajet biscornu du texte et des traductions. En somme, cela se résume à ceci : nous possédons maintenant une édition totalement complète de Coulez meslarmes... tellement complète, même, qu'elle contient davantage de texte que l'édition américaine n'en a jamais contenu. Petit paradoxe dickien ? Ou tout simplement, édition U.S. amputée de longs passages par rapport au manuscrit, sur lequel travailla le traducteur français pour livrer une version qui comportait par contre d'autres coupures, dues à la pudibonderie du Masque... Ouf.
On peut aujourd'hui relire ce roman, qui n'est peut-être pas un chef-d'œuvre, mais qui n'est pas non plus le « Dick mineur » qu'il traîne comme réputation.
Jason Taverner est un homme connu, adulé des foules, riche et célèbre dans un monde contrôlé par la police, où la possession de papiers d'identité donne aux gens une existence qui sinon leur est totalement déniée. Et un beau (hum !) jour, Taverner se réveille sans papiers, sans personne pour le reconnaître, Taverner cesse d'exister aux yeux de cette société. On reconnaît les thèmes et les phobies les plus fondamentaux de Dick : recherche de la personnalité, de son identité (ici dans tous les sens du terme), monde truqué, divergences des réels, souvenirs illusoires...
La force de ce livre tient sans doute beaucoup à sa manière : Coulez mes larmes... est écrit comme un roman noir, et Taverner possède pas mal du personnage chandlérien type. Il y a toujours l'angoissant besoin dickien d'établir un contact avec l'autre, de se faire reconnaître comme existant, mais transformé et revitalisé par l'approche « série noire ».
Klein soutient que Dick, dès ce moment, avançait sur sa dernière route, celle qui mènera à La transmigration de Timothy Archer et à la mort. Il est certain qu'il voulait en terminer déjà avec SF/gadget, et il n'est pas gratuit de voir les personnages commenter A rebrousse-temps, roman de Dick ! A peine de la SF ? Mais un livre, tout simplement...
Philip K. Dick n’a eu de cesse d’inoculer au cœur de ses romans des éléments puisés dans son vécu personnel. Un phénomène d’écho perceptible jusque dans ses interrogations métaphysiques sur la nature de la réalité et la définition de l’humain. Une constante faisant dire à certains de ses exégètes que ses fictions peuvent être lues comme des comptes-rendus.
Roman de transition, entre l’auteur halluciné des années 1960, sous l’emprise de substances psychédéliques, et le Dick mystique des années 1970, Coulez mes larmes, dit le policier est selon les dires de l’auteur américain, le reflet d’une des pires périodes de sa vie. Intoxiqué par les drogues, en particulier les amphétamines, en proie à une paranoïa obsessionnelle, à la dépression après le départ de son épouse Nancy, Philip K. Dick recherche la compagnie d’autrui, de peur de connaître une issue fatale. Incapable d’écrire, il abandonne le manuscrit de son roman pendant plus d’un an avant de le récupérer auprès de son avocat pour y apporter les ultimes corrections. Un cheminement tortueux dont la France connaît elle-même un épisode inédit. Paru initialement sous le titre Le Prisme du néant, le texte connaît plusieurs avatars. La traduction de Gilles Goullet – dont l’excellence saute aux yeux pour qui compare à la précédente – rétablit le roman dans sa version américaine, sans les coupures empreintes de pudibonderie imposées par Le Masque « SF » et les mystérieuses interpolations mentionnées par Gérard Klein. On regrette d’ailleurs de ne pas les retrouver en appendice, comme un témoignage du work in progress de l’auteur, même si la postface, où Étienne Barillier rappelle de manière limpide la genèse de ce roman, compense ce manque.
Coulez mes larmes, dit le policier traîne une réputation injuste de texte au mieux secondaire, au pire inachevé, voire raté. De fait, il n’apparaît pas parmi les titres les plus cités par les connaisseurs de l’auteur américain. Pourtant, on touche ici à l’un de ses romans les plus intimes et sans doute aussi les plus poignants. Histoire de réalité fluctuante se dérobant sous les pieds du personnage principal, trip hallucinatoire sur fond de monde dystopique, Coulez mes larmes, dit le policier est sous-tendu par l’empathie pour autrui et par l’amour. Même si les gesticulations de Jason Taverner pour redonner de la substance à sa réalité fournissent le fil directeur du récit, elles s’effacent cependant devant le véritable enjeu du roman. Un enjeu incarné par Félix Buckman, le général de police humaniste et manipulateur. C’est à ce personnage que le titre fait allusion. Lui, le représentant du pouvoir oppressif dont les agissements oscillent entre le calcul égoïste et l’altruisme. Lui, le rouage du système, en lutte secrète contre celui-ci. Lui, le seul personnage humain apte à accomplir un acte complètement désintéressé et sincère. Le point d’orgue d’un roman dont on espère qu’il touchera – dans tous les sens du terme – le plus large lectorat possible. Il le mérite.
Laurent LELEU Première parution : 1/1/2014 Bifrost 73 Mise en ligne le : 21/4/2019