Gérard KLEIN Première parution : Paris, France : Robert Laffont, coll. Ailleurs & Demain, 1er trimestre 1973
Robert LAFFONT
(Paris, France), coll. Ailleurs et demain Dépôt légal : 3ème trimestre 1976, Achevé d'imprimer : 15 septembre 1976 Recueil de nouvelles, 344 pages, catégorie / prix : nd ISBN : néant Format : 13,5 x 21,5 cm Genre : Science-Fiction
La première offensive fit un mort du côté des rats ... Mais pourquoi se mettent-ils donc, sur le coup de sept heures du soir, au plus fort de la circulation, à traverser les rues de Paris, dans les passages cloutés, juste au moment où le feu passe au vert ?
Les deux téléphones sonnèrent en même temps. Lorsqu'il décrocha les deux combinés pour les porter simultanément à chacune de ces oreilles, Jérôme Bosch aurait dû se douter qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais, de coïncidences ...
Lorsqu'un éléphant vous tend une boule de papiers froissés, vous vient-il d'abord à l'esprit qu'il peut s'agir d'un message secret ?
J'ai vu Dieu, dit Pierre Blanc. Celui qui nous a créés. Et il est minuscule ...
Que reste-t-il de si précieux, sous les cendres, après que la lumière d'un soleil nucléaire a dévasté une ville ?
Cautériser une planète, dans une zone de frikill, c'est la rendre à jamais inutilisable pour l'ennemi. Sauf cas de réhabilitation ...
Sur Kappa Six du Cocher, où se pressent les ambassades de cinquante peuples stellaires, la loi du talion est la seule qui, logiquement, puisse s'appliquer. Mais convient-elle aux hommes ?
1 - Cache-cache, pages 8 à 8, nouvelle 2 - Un instant, s'il vous plaît, pages 9 à 12, introduction 3 - Ligne de partage, pages 13 à 50, nouvelle 4 - Les Blousons gris, pages 51 à 118, nouvelle 5 - Les Virus ne parlent pas, pages 119 à 132, nouvelle 6 - Avis aux directeurs de jardins zoologiques, pages 133 à 172, extrait de nouvelle 7 - Réhabilitation, pages 173 à 199, nouvelle 8 - Sous les cendres, pages 201 à 239, nouvelle 9 - Jonas, pages 241 à 272, nouvelle 10 - La Loi du talion, pages 273 à 319, nouvelle 11 - Les Créatures, pages 321 à 337, nouvelle
Gérard Klein est un écrivain hanté par l'avenir. Pour un auteur de science-fiction, me direz-vous... Mais attention ! J'ai dit l'avenir, pas le futur : un avenir tout proche, qui ne se mesure pas dans la roche, mais dans les cellules. Autrement dit, Gérard Klein est hanté par la mort, et tous ses récits se présentent comme un moyen ou un autre de la prédire, de la saisir, de la deviner, de s'en défaire.
Très caractéristique à cet égard est Ligne de partage,nouvelle à ancrage contemporain, dont le héros se nomme Jérôme Bosch (le clin d'œil est de taille !) et possède avec Gérard Klein lui-même des analogies qui peuvent faire penser que l'auteur s'est livré à une sorte d'autobiographie rêvée : Bosch est un écrivain qui a publié dans Fiction,il a la trentaine, il habite à Paris dans le quartier qu'habite précisément Klein, et autres menus détails qui échapperont au lecteur moyen et réjouiront les happy few.Jérôme Bosch se trouve en communication téléphonique avec deux autres lui-mêmes, deux projections de deux futurs divergents, dont l'un est promesse de bonheur et de richesse, l'autre d'une mort à très brève échéance. Il ne s'agit donc pas là à proprement parler de science-fiction, mais d'un texte qui veut matérialiser, par une astuce empruntée à la SF, le Destin lui-même, avec l'idée sous-jacente que le Destin a le même visage que la mort et que, par ignorance, on ne peut influer sur ses arrêts, on ne peut choisir.Donc le Destin est opaque,il est l'œil de Dieu ; en témoigne l'ultime phrase de la nouvelle, où l'avion à bord duquel apris place Jérôme Bosch se précipite vers une formation nuageuse... « Noire, noire, noire comme un œil. »
D'autres nouvelles, moins symboliques, et rentrant tout à fait dans le cadre de la SF la plus classique, interrogent aussi la mort, qui est parfois mieux accueillie, acceptée, et fait même partie du jeu de l'épreuve, comme dans Avis aux directeurs de jardins zoologiques (où un homme s'enfonce délibérément sous la terre à la recherche de dangereuses créatures infernales) et dans Jonas,où un dompteur de monstres risque sa vie pour domestiquer le titan de l'espace qui peut détruire la Terre (mais ce qui est en haut est en bas...). Plus percutante (et remarquable au seul niveau de l'écriture, splendidement évocatrice), mieux lisible aussi au premier degré, est Sous les cendres,où une créature du futur ayant la maîtrise absolue du temps vient repêcher un à un les habitants d'une cité au moment même où elle s'abîme dans les feux d'une explosion nucléaire. Il y a là, en clair, à nouveau cette idée d'un Destin tout puissant, bien que cette fois il n'apporte pas la mort mais l'éloigne. Cependant l'opacité des intentions demeure, car le sort réservé aux rescapés par l'ange temporel n'est finalement guère plus enviable qu'un trépas immédiat : l'enfer, ce peut être aussi une éternité de solitude.
La mort bouchant l'avenir, cela peut également signifier la fin de l'amour et de toute postérité, juste retour des choses à une incompréhension butée : ainsi le héros de La loi du talion sera châtré pour n'avoir pas su reconnaître les rouages complexes d'une psychophysiologie non-humaine qu'il a voulu imprudemment approcher : résolution astucieuse qui sauve un récit qui n'est par ailleurs que la énième version des Amants étrangers.La mort enfin peut toucher l'esprit et non la chair, et c'est ce qui arrive dans Les créatures à cet écrivain qui, hanté en rêve par les monstres qu'il a inventés à l'état de veille, ne réussit à les vaincre qu'au prix de son intelligence, c'est-à-dire de ses possibilités créatives : il se réveille délivré mais muet, vidé, en complète catatonie : « Ils avaient tout emporté, il ne lui restait rien. Pas même un mot. » A l'impuissance sexuelle par castration du récit précédent, répond ici une impuissance de l'intellect, qui fait de ce texte très intériorisé une magistrale réflexion sur l'acte d'écrire, sur la création, sur la fabrication d'univers factices qui, à force de nous ronger, peuvent devenir plus réels que la réalité.
On ne peut écrire, nous dit Klein, que des histoires tragiques (« II lui fallait vibrer avec ses personnages, éprouver leur peur, leur malheur, leur jalousie, leur désespoir, leurs rêves insensés. Il lui fallait être glacé d'angoisse, trempé de larmes avec eux » :p. 332). Les histoires « de lait et de miel », ça n'existe pas, c'est ennuyeux, ça sonne faux, c'est impossible à faire : et l'éternité de l'écrivain, c'est cheminer avec le malheur, la désespérance, la mort. C'est cela son calvaire, mais c'est aussi sa grandeur — ce qu'il doit accepter, ou alors se taire...
Ce texte, qui clôt très à propos le recueil, renferme, referme et unit les deux directions divergentes du travail de Klein : une passion douloureuse qui s'exprime en de grandes envolées saignantes, et le regard incisif et ironique de celui qui veut rester jusqu'au bout maître de son écriture, et opérer à son encontre une distanciation de bon ton. Klein est à la fois chair et poisson, il veut en même temps se vider et se penser. Cela ne réussit pas à chaque fois et si, par exemple, Réhabilitation est un excellent démontage, cruel et « engagé » du space-opera de papa, Les blousons gris (le plus mauvais texte du recueil, sur le thème de la révolte des rats) opère une curieuse valse-hésitation entre le réalisme documentaire et un second degré par interventions de l'auteur, dont l'humour tombe complètement à plat :« Si toutes ces fins ne vous plaisent toujours pas, cherchez-en une autre vous-même. Pour la première fois dans l'histoire de la littérature, on vous propose l'histoire — à — finir — soi-même.
Le matériel nécessaire est en vente dans toutes les bonnes papeteries« (p. 117).
C'est que Klein, nos lecteurs ne l'ignorent pas, est un fanatique de SF de vieille date, un bibliophile, un directeur de collection, un connaisseur tous azimuts, un critique pertinent enfin, dont on regrette le silence actuel, mais dont les opinions ont longtemps fait loi dans Fiction.Cela fait un gros bagage, dont souvent l'auteur peut tirer à point nommé une pièce indispensable à l'élaboration d'un récit, mais qui en d'autres circonstances pèse lourd dans sa spontanéité. Il est certain, par exemple, que, consciemment ou non, Klein subit l'influence de ses lectures : outre Les amants étrangers,déjà cité, on peut dire que Sous la cendre reprend très exactement le postulat de base de la série du Monde du Fleuve de Farmer (déjà exploité d'ailleurs dans Les seigneurs de la guerre !)etque Ligne de partage roule sur le même thème téléphonique qu'une nouvelle de Leinster parue dans l'ancien Galaxie (dont j'ai perdu les références en même temps que ma collection) et qui était titrée, si je ne me trompe pas : Allô, j'appelle moi-même.Quant aux rats des Blousons gris et au titan de l'espace de Jonas,ce sont aussi de vieilles connaissances.
Plus intéressantes que ces références (dont beaucoup sont passées au stade d'archétypes, donc utilisables par tous est l'apparition du critique chez l'écrivain, qui vient en quelque sorte déconstruire son œuvre de l'intérieur, comme pour prouver au lecteur qu'il est parfaitement au fait des faiblesses qui peuvent s'y trouver. Ainsi, dans Ligne de partage, Jérôme Bosch commence à imaginer un sujet de nouvelle basée sur l'aventure qu'il est en train de vivre, mais conclut par un magnifique : « Complètement idiot ».Dans Avis aux directeurs de jardins zoologiques,construit sur deux narrations successives et complémentaires, le second récitant, jugeant la prose du premier, le fait en termes sévères ( « ...une certaine qualité bavarde du style... », « déséquilibre de la composition... », « ...abonde en incidentes et en développements philosophiques qui n'ont guère à voir avec l'affaire exposée... »),ce qui laisserait à penser que, comme au bout du fil de la Ligne de partage,il y a au bout de la feuille deux Klein, dont l'un veille fermement au grain, sous le regard complice du lecteur. Et de même que ses héros s'acharnent à reconnaître toutes les faces de la mort, l'écrivain Klein s'emploie à débusquer toutes les formes du style, tous les masques de l'écriture.
Cette méthode trace donc le portrait, d'un auteur qu'il faut bien qualifier d' « intellectuel ». Mais Klein n'écrit pas pour le Fleuve Noir (encore qu'il avoue maintenant délibérément l'avoir fait, sous le pseudonyme de Gilles d'Argyre), et il réussit trois textes sur quatre, ce qui est une bien enviable proportion. Et ce portrait est celui d'un créateur ambitieux et méticuleux (aux limites de la maniaquerie), qu'il faut savoir suivre en oubliant que parfois il en fait trop, pour se rappeler uniquement que le plus souvent il le fait bien.
Récompensé l'an passé par le Pilgrim Award pour l'ensemble de ses activités dans le domaine de la science-fiction, Gérard Klein réédite un recueil de dix nouvelles daté de 1973 et qui n'avait connu dans l'intervalle qu'une édition tronquée aux éditions J'ai lu. Mais puisque la notice introductive de l'époque invitait déjà à négliger les aspects bibliographiques pour fixer son attention sur le contenu, voyons de quoi se compose ce recueil. Hormis Ligne de partage, habile récit jouant, sur le mode fantastique, avec les univers parallèles, et de deux nouvelles antimilitaristes traitant d'immortalité, Réhabilitation et Sous les cendres, les nouvelles traitent de l'altérité sous toutes ses formes.
De jeunes rats causant des troubles au sein de la société humaine, un enfant-rat, inadapté social, mais capable de communiquer avec eux tente de trouver un terrain d'entente (Les Blousons gris). Les animaux du zoo, pour une fois, collaborent avec les humains pour faire face à une pernicieuse invasion extraterrestre (Avis aux directeurs de jardins zoologiques). Jonas est un pilote spatial aux os fins et fragiles, qui tente de soigner un vaisseau spatial biologique façonné par l'homme, devenu non seulement conscient mais incontrôlable et dangereux. Tombé amoureux d'une créature de rêve, un ambassadeur terrestre envoyé sur Kappa six a commis sans le savoir une grave faute pour le seul châtiment qui s'applique est La loi du Talion. Le besoin de connaissance de l'autre, et donc la nécessité de trouver un mode de communication sont souvent au centre de ces récits dont l'exotisme n'est jamais gratuit. Il n'est pas jusqu'à l'auteur qui se trouve ici tourmenté dans ses rêves, par ses personnages réclamant de leur créateur des destins différents (Les Créatures). Le récit le plus frappant reste encore Les Virus ne parlent pas, où un savant explique comment il a compris que nous sommes, à l'instar de la faune et de la flore, les machines plus ou moins perfectionnées de ceux qui nous ont façonnés : depuis certaines considérations génétiques ont énormément modifié la portée de ce texte.
L'intelligence et la clarté avec laquelle ces histoires sont exposées, l'humour distancié, vaguement ironique, utilisé pour développer des raisonnements aux conséquences inattendues, sont, pour l'essentiel, ce qui fait le sel et l'esprit de ce recueil de nouvelles.
Ce qui me séduit chez Klein, c'est qu'il n'est pas — ne prétend pas être — un « auteur du terroir ». A part deux nouvelles sur huit (Les blousons griset Avis aux directeurs de jardins zoologiques, à mon avis les plus classiques et anodines du recueil), il n'est nul part évident, tant par le ton employé, par les noms des personnages, par les lieux décrits que par les références culturelles, que l'on a affaire à un auteur français. Ces nouvelles pourraient avoir été écrites par un Australien et un Hongrois n'aurait aucune peine à les apprécier. Intemporelles et multispatiales. Des graines d'éternité.
A part ça, on peut épiloguer sur le langage employé qui nécessite une grande connaissance du vocabulaire et une certaine habitude de la tortueuse syntaxe klépienne. Mais on s'y fait tout au long de l'ouvrage, construit de telle manière que le thème traité prend de plus en plus le pas sur (et englobe) l'étrangeté du style. La lourdeur et le classicisme disparaissent peu à peu, la féerie de l'imaginaire s'installe et s'impose. Qu'on en juge :
Cache-chache : une « short-short » qui aurait sa place dans un fanzine de lycéens. Les blousons gris : une variation labyrinthesque sur l'invasion de Paris par les rats, avec une fin à trouver soi-même. Avis aux directeurs de jardins zoologiques : les rats sont devenus extraterrestres : la même que précédemment, avec l'humour en moins et le « lovecraftisme » en plus. Réhabilitation : on quitte Paris (ouf) et la Terre ; une satyre du space-opera du style « on bousille tout et on recommence ». Sous les cendres : là c'est la claque — pire, l'ouragan nucléaire. Une ville rasée par une bombe H, comme si vous y étiez. Que c'est beau ! Et terrible !... Mais ne vous inquiétez pas, un jour on vous ressuscitera, à l'instant de votre mort, l'éclair encore dans les yeux, pour peupler la galaxie, en immortels. Un condensé de philosophie(s) sur la mort, la vie, l'homme, tous les grands thèmes. Le sommet du bouquin. Jonas : la baleine est cosmique, et Jonas aussi. D'où leur immense et profonde solitude. D'où la volonté suicidaire et destructrice du snark, qui veut se tuer en enfonçant son demi-milliard de tonnes dans le soleil. D'où la collection de visages holos et de voix enregistrées de Richard Mecca, l'homme cosmique. D'où leur empathie mutuelle. La loi du Talion : les rapports difficiles d'un Terrien avec les Autres, dans la ville/enclave cosmopolite de Kappa 6 du Cocher. Son amour impossible avec une fille qui est plusieurs — inhumaine(s) trop humaine. Son crime, parce qu'il n'a pas compris. Et le châtiment : la loi du Talion... Les créatures : je m'adresse là aux écrivains : vous est-il jamais arrivé, en écrivant une histoire, d'avoir l'impression, plus ou moins consciente, que vos personnages vous échappaient, se mettaient à vivre (en vous, sur votre feuille) une existence indépendante du rôle que vous leur destiniez au départ ? Moi si. Klein aussi. Pour son personnage, c'est encore pire : Il se fait envahir, et piller, par ses propres créatures.
Aboutissement final d'un enchaînement logique poursuivi tout au long des huit nouvelles. D'où l'imagination fait défaut — jusqu'où elle envahit le réel.