RAVAGE et LE VOYAGEUR IMPRUDENT par René Barjavel
Ces deux romans étaient les plus célèbres de tous ceux que René Barjavel avait écrits dans le domaine de la science-fiction, jusqu’à la parution de La nuit des temps. Vieux maintenant de plus d’un quart de siècle, ils n’ont en commun que la vision pessimiste que l’auteur a de la science et surtout de son influence sur l’homme.
Ravage et Le voyageur imprudent diffèrent profondément par leur substance, et aussi par la richesse des thèmes que l’auteur y exploite. Dans Ravage, il n’y a en effet qu’une seule idée fondamentale, un événement unique dont le roman expose simplement des conséquences. Cet événement, c’est la disparition de l’électricité, un jour de juin 2052. Cette disparition n’est jamais expliquée, et le roman pourrait de ce fait être rattaché au fantastique. D’ailleurs, on comprend très bien que l’auteur n’ait donné nulle explication de cette hypothèse qu’il place à l’origine de son récit : après tout, comment l’électricité pourrait-elle « disparaître », alors que la matière elle-même, à l’essence de laquelle l’électricité est liée, continue à être bien présente ? Peut-on concevoir un tel effacement, pur et simple, des charges électriques, alors que les électrons et les protons continuent à exister paisiblement – ainsi que le prouve la survie même de la matière ?
Ravage est donc un roman du type « Que se passerait-il si… ». Les questions « Pourquoi cela s’est-il passé ? » et « Comment ramener les choses à leur état primitif ? » sont simplement escamotées. On n’en tient pas trop rigueur à l’auteur, car son récit est bien mené.
René Barjavel décrit avec vigueur la désorganisation brusque de cette société de 2052, qui était largement fondée sur l’emploi de l’énergie électrique, puis il invite son lecteur à suivre un groupe de survivants dans le long voyage que ceux-ci effectuent de Paris jusqu’à la vallée du Rhône, où ils édifient une société nouvelle. Celle-ci est du type pastoral, ou « bon sauvage », car toute tentative d’y réintroduire une technologie ou une science est sévèrement condamnée. Il est clair que les sympathies de l’auteur vont à ce mode de vie : le changement de ton de la narration l’atteste. Sarcastique et mordant – avec cette maîtrise du raccourci ironique qui le caractérise – lorsqu’il décrit la civilisation de 2052, tragique dans son évocation du désarroi des ex-civilisés que la disparition de l’énergie électrique et de ses commodités repousse vers la bestialité, le ton de René Barjavel évolue progressivement vers la sérénité, au fur et à mesure que le petit groupe de ses protagonistes édifie la société nouvelle.
Voilà donc un réquisitoire contre les méfaits d’une civilisation trop exclusivement fondée sur la science et ses applications ? Telle était sans doute l’intention fondamentale de l’auteur. Mais ce réquisitoire n’est pas une véritable démonstration. En effet, les méchants civilisés de 2052 ne contribuent en aucune manière à la cause de leur chute. René Barjavel n’indique nulle part qu’ils sont responsables de cette fatale disparition de l’électricité. Celle-ci résulte peut-être du courroux divin, d’une grève de la matière, du passage de la Terre dans une zone ou le cosmos possède des propriétés particulières, d’un simple hasard – le lecteur est libre de son choix, puisque l’auteur ne précise rien – mais elle n’est en tout cas pas la conséquence d’une volonté ou d’une maladresse des hommes. Les Terriens de 2052 sont donc à cet égard des victimes, et Ravage devient un réquisitoire contre des gens que la fatalité a frappés, ce qui n’emporte pas nécessairement l’adhésion du lecteur. Mais celui-ci est en revanche entraîné par la narration elle-même, dont le ton conserve tout son mordant après un quart de siècle.
Si Ravage est le roman d’un certain « Que se passerait-il si… » creusé et développé bien que non justifié, Le voyageur imprudent apparaît d’autre part comme une brillante exploration du thème du voyage à travers le temps, en même temps que comme une présentation très réussie de paradoxes liés à cette notion. Herbert George Wells avait rationalisé en quelque sorte le thème lui-même, en lui donnant un déguisement pseudo-scientifique ; mais il n’avait lancé son voyageur temporel que dans des périodes où nul paradoxe n’était à redouter : l’an 802701 après Jésus-Christ, puis plus loin – ou plus « tard » encore. René Barjavel, en revanche, n’hésite pas à montrer son voyageur dans un passé suffisamment proche pour que ce voyage entraîne des dérangements dans la trame temporelle. D’ailleurs, Barjavel s’est manifestement souvenu de Wells – tout au moins du Wells des Premiers hommes dans la Lune sinon de celui de la Machine à explorer le temps. Alors que le romancier anglais gratifiait ses personnages d’une substance « imperméable » à la pesanteur, grâce à laquelle ceux-ci fabriquaient l’astronef sphérique qui les emmenait jusqu’à notre satellite, René Barjavel imagine la mise au point d’une substance « imperméable » elle aussi, mais au temps, dont une variété conserve dans un présent interminable et inaltérable les objets qu’elle entoure. Et tandis que l’Inventeur de Wells se nommait Cavor et baptisait cavorite la substance imperméable à la pesanteur, celui de Barjavel s’appelle Noël Essaillon et donne le nom de noëlite à la matière qui lui permet de voyager à travers le temps…
Le voyageur imprudent, qui se déplace dans le temps selon les indications de Noël Essaillon, est un jeune mathématicien du nom de Pierre Saint-Menoux, et dont les théories ont contribué à la mise au point de la noëlite. Ses aventures comportent trois parties. Il commence d’abord par faire son apprentissage de voyageur temporel, et le lecteur fait en même temps le sien, car René Barjavel lui présente dans cette première partie quelques « paradoxes de degré élémentaire » tels que brefs va-et-vient entre le présent et le passé, personnages décédés que l’on retrouve vivants parce qu’il a été possible de les « rechercher » dans le temps avant leur mort et de leur faire éviter celle-ci, et surtout une très belle rencontre de Saint-Menoux avec lui-même – mais lui-même plus vieux de vingt-quatre heures. René Barjavel fait là-dessus une très jolie remarque :
L’autre lui-même, celui qui arrivait, vêtu comme tous les jours (le Saint-Menoux que suit le lecteur a pour sa part revêtu son scaphandre de noëlite), lui souriait, heureux de son étonnement. La rencontre ne le surprenait pas. Il était déjà au courant.
Évidemment, puisqu’il avait déjà vécu cette rencontre, dans la peau du Saint-Menoux au scaphandre !
Au cours de cette première partie, Saint-Menoux découvre cette disparition de l’électricité en 2052, laquelle formait le sujet de Ravage, et qui n’est pas plus expliquée dans les pages du Voyageur Imprudent. Mais comme Essaillon cherche à connaître le sort futur de l’humanité, Saint-Menoux va faire un bond de quelque 100 000 ans vers l’avenir. Incidemment, ni l’un ni l’autre n’ont l’idée de rechercher la cause de cette disparition, qu’il serait alors peut-être possible d’éviter au moyen d’une de ces petites rectifications qu’ils ont déjà pratiquées dans le passé. Essaillon paraît très impressionné par un quatrain de Nostradamus qui semble annoncer une catastrophe pour 2052, et cela le rend fataliste, il n’eût pourtant pas été bien difficile de dénicher quelque part dans les Prophéties un autre quatrain susceptible, lui, d’être interprété dans le sens d’une rectification temporelle nécessaire ?
La deuxième partie du roman présente la découverte par Saint-Menoux de l’humanité en l’an 100000. Il n’y a plus de paradoxes temporels en ces pages, mais une satire pure et simple. L’humanité, en ce lointain avenir, est constituée sur le modèle d’une fourmilière, l’espèce ayant produit des types spécialisées très différents les uns des autres. Saint-Menoux rencontre ainsi des guetteurs aux yeux pédonculés, aux oreilles larges comme des feuilles de bananiers ou au nez en oliphant ; les êtres essentiellement musculaires, bergers ou soldats ; des estomacs vivants ; la reine, monstrueuse préposée à la reproduction, dont les six mille vulves continuent à absorber des mâles après que sa tête a été tranchée…
Et c’est dans la troisième partie du récit que Saint-Menoux fait l’imprudence qui donne son titre à l’ensemble du roman. Il modifie le passé de façon sensible. Ayant commis un certain nombre de vols spectaculaires dans le Paris de 1830, il en trouve la trace en revenant au XXe siècle, sous forme d’études consacrées au mystère du « Diable Vert » (telle est la couleur du scaphandre de noëlite, qu’il revêt pour voyager dans le temps). En novembre 1938 (avant de voyager dans le temps), il avait fait paraître dans une Revue des mathématiques un travail consacré aux propriétés du nombre trois. Après avoir accompli ses voyages temporels, il s’aperçoit que ce travail a disparu du numéro en question, mais que ce même numéro comporte bien une étude portant sa signature, étude en rapport avec le Diable Vert. Parallèlement, son travail sur le nombre 3 s’estompe de sa mémoire, alors qu’il se souvient de celui où il parle du Diable Vert.
On voit l’idée de l’auteur : le voyage dans le temps modifie la structure de l’histoire, mais il modifie en même temps la mémoire du voyageur, de manière à la rendre compatible avec le changement imposé à l’histoire. On distingue clairement la différence avec La fin de l’éternité d’Isaac Asimov, où les voyageurs temporels restaient à l’abri de ces modifications. Contrairement à l’auteur américain, René Barjavel élude le problème posé par la mémoire des gens qui ne voyagent pas dans le temps, mais qui subissent les modifications entraînées par ces déplacements.
Si Louis XIII n’avait pas eu d’enfant, son successeur eût été quand même le Roi-Soleil ? Et si Eiffel eût succombé en bas âge à une attaque de croup ou de scarlatine, Paris n’en posséderait pas moins sa tour Tartempion ?
Tel est le genre de questions que se pose Saint-Menoux, lorsqu’il s’aperçoit que ses incursions temporelles de Diable Vert n’ont pas changé grand-chose à l’image du monde – tout au moins à l’image considérée à un niveau plus élevé que celui du fait divers. On connaît la suite. Saint-Menoux décide d’obliger l’Histoire à se modifier profondément et, pour cela, il va se rendre au siège de Toulon, en 1793, afin d’y tuer le lieutenant d’artillerie Bonaparte : comme ça, au moins, l’Histoire va devoir suivre une voie différente, puisqu’il n’y aura ni dix-huit Brumaire, ni Premier Empire, ni Waterloo, ni célébration du bicentenaire en 1969. Effectivement, Saint-Menoux repère le petit Corse (« Il manque vraiment d’allure », pense-t-il pendant qu’il le met en joue), tire sur lui – et le rate, car un autre militaire s’est jeté devant Bonaparte à la dernière seconde, essuyant le feu du Voyageur Imprudent. Or, ce Soldat Inconnu n’était autre qu’un ancêtre de Saint-Menoux lui-même, mort ainsi sans avoir eu d’enfant. Alors ?
Alors, Barjavel a ajouté un post-scriptum lorsque son roman fut réédité en 1958, dans lequel il parle du sort de Saint-Menoux.
Il a tué son ancêtre ?
Donc il n’existe pas.
Donc il n’a pas tué son ancêtre.
Donc il existe.
Donc il a tué son ancêtre.
Donc il n’existe pas…
Donc, conclut René Barjavel en mars 1958, Être et ne pas être, voilà la question. À moins que ce ne soit une réponse…
La réponse, sur le plan de l’Histoire, est que René Barjavel admet l’idée selon laquelle cette Histoire constituerait une trame suffisamment solide pour absorber rapidement toute déchirure qu’on voudrait y faire : il est permis de penser, selon cette conception, que si Saint-Menoux avait effectivement tué Bonaparte à Toulon, quelque autre militaire se serait fait proclamer empereur au cours des années suivantes, et l’Histoire aurait suivi alors une ligne générale qui l’eût menée à un « confluent » avec celle que nous lui connaissons. De telle sorte que, après 1810 peut-être, cette Histoire modifiée n’eût guère présenté de différences importantes (à part quelques changements de dates, de noms propres, etc.) avec celle que nous trouvons dans nos Manuels. Mais cela ne résout guère la situation difficile de Saint-Menoux. À moins que, dans un univers parallèle…
Le voyageur imprudent est un livre qui fait honneur à l’imagination de l’auteur, et qui stimule celle du lecteur. C’est un des classiques de la science-fiction, et on applaudit à sa réédition.
Si Ravage est un roman que l’on peut lire, Le voyageur imprudent est d’autre part un roman à lire d’urgence, au cas où cela n’est pas encore fait, et à relire dans les autres cas.
Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/11/1969 dans Fiction 191
Mise en ligne le : 22/3/2020