De prime abord, l'œuvre romanesque de Michel Jeury semble avoir suivi un itinéraire complexe, du space-opera classique (
Aux étoiles du destin) à des romans imprégnés de recherche formelle, annonçant par leur thématique toute la science-fiction française politique de la fin des années 70. Plus récemment, on a fait de Jeury peut-être et même certainement malgré lui, le chef de file d'une science-fiction néo-utopiste, ayant révélé des auteurs comme Jacques Boireau ou Lionel Evrard.
Ceux qui auront suivi cette évolution risquent fort de se retrouver quelque peu déconcertés devant son dernier roman, Les Yeux géants. Notons pour une fois, que ce livre a été publié presque aussitôt après avoir été écrit, et qu'il était déjà possible d'en avoir un très rapide aperçu par quelques extraits ou premiers jets, arrangés sous forme de nouvelles et publiés dans diverses revues et fanzines.
Michel Jeury, contrairement à la plupart des romanciers de science-fiction français, a décidé d'accroître son audience au maximum, notamment en travaillant pour le Fleuve Noir (
Les îles de la Lune) ou pour Presses Pocket, avec une série inspirée de la nouvelle
Les négateurs, parue dans
Futurs.
Ce souci de toucher un vaste public très largement populaire se répercute dans ses œuvres récentes, notamment avec l'emploi de certaines recherches formelles (la trilogie du
Temps incertain est déjà bien lointaine) et l'emploi d'une écriture tout aussi riche, mais bien plus simple et abordable à un public de culture moyenne, habitué aux fonds de tiroirs des vieux ringards anglo-saxons ou aux tâcherons professionnels de la littérature dite « de gare ».
Les Yeux géants s'inscrit dans cette optique, fort heureusement d'ailleurs vu sa longueur.
Toutefois, il en va de Michel Jeury comme de Pierre Pelot. L'abondance de leur production, l'accumulation de romans écrits de plus en plus vite, semblent, au lieu de tarir leur imagination et de faire apparaître des faiblesses de style ou de construction, faire reculer sans cesse leurs limites. A ce titre.
Les Yeux géants est le type même de roman jeuryen, et l'imagination n'y fait pas défaut ! Jeury invente toujours, il imagine l'industrie florissante des « montreurs de ruches », il aborde de manière nouvelle le vieux thème de l'immortalité par les résurrections (voir
Les enfants de Mord. fantastique roman quelque peu méconnu), il met en scène personnages, institutions, il en déduit des fonctions... Comme toujours, toute idée nouvelle est poussée jusqu'au bout, et nulle part on ne trouvera trace d'incohérence dans l'univers jeuryen.
Comme toujours également, et malgré l'évolution de la thématique, voire l'abandon de certaines notions, comme celle des « drogues chronolytiques », ce nouveau roman se situe très exactement à sa place, dans l'univers romanesque jeuryen. On y retrouve bien évidemment les transnationales, au faite de leur puissance, bien que disparues, dans la mesure où le gouvernement planétaire est issu de l'une d'elles. L'arsenal répressif se trouve alors encore plus considérablement développé, toutes les armées nationales, au chômage, se retrouvent reconverties dans le maintien de l'ordre mondial. Il y a certes des O.V.N.I. dans ce roman — à la limite, une lecture en diagonales ne montre qu'eux. Toutefois il s'agit bien, là encore, d'un roman de SF politique, représentant ce que celle-ci peut produire de plus achevé, de plus remarquable, Car ce livre, comme tous les écrits essentiels de la nouvelle science-fiction française, présente une trame romanesque : on y voit évoluer des personnages, des consciences ; ce roman se lit comme un roman, et non comme une suite de tracts.
Il n'en reste pas moins qu'un considérable travail de sape y est mené. Ce monde terrifiant, cette nouvelle vision jeuryenne d'un proche futur peu réjouissant (après
Soleil chaud, poisson des profondeurs. Le territoire humain. Les enfants de Mord — il faudrait citer tous les romans de Jeury), ou plutôt ce nouvel éclairage du proche futur, nous force une fois de plus à ouvrir les yeux, à nous déboucher les oreilles : c'est nous, et nous seulement, qui sommes responsables de notre destinée.
« Une époque s'achevait. Ce serait bientôt la fin de l'histoire. L'humanité allait entrer dans l'Utopie ou dans le chaos. »
N'oublions pas que le gouvernement mondial dans Les Yeux géants, est né de la plus importante multinationale de loisirs et d'hôtellerie, une super Trigano/Club Méditerranée Ltd., en quelque sorte...
Il n'y a jamais eu de victimes innocentes. Si les « négateurs » professionnels réussissent dans leur travail de censure, arrivent à convaincre de la non-existence de la résurrection ou des Yeux géants, n'est-ce pas parce qu'une génération entière apprend dès aujourd'hui à prendre pour parole d'évangile les messages rassurants distillés par les médias ? Vivons tranquillement, sourds-dingues, et laissons faire. On nous prépare un avenir radieux... A moins que les Yeux géants ne se mettent à apparaître un peu partout, suscitant les conversions des incrédules. Mais là, on retombe en pleine science-fiction et, somme toute, il convient toujours de compter sur soi avant tout, et de ne point attendre que l'Utopie vienne du ciel pour en poser, ici bas, les premières pierres.
Francis VALÉRY
Première parution : 1/6/1980 dans Fiction 309
Mise en ligne le : 13/4/2009