TOUS A LLANRAW !
C'est une très jeune fille, d'un type racial indéfinissable. Elle a dit à Paul Fidler qu'elle se nommait Llots-ic. C'est tout ce qu'elle a pu exprimer. Hofford, l'inspecteur, a compris « loustic ». Alors, elle est devenue Loustic, avant d'être pour le personnel de l'hôpital psychiatrique de Chent, la « chienne du violoniste ».
Emerger dans notre monde à proximité d'un hôpital psychiatrique n'a peut-être pas été une chance pour l'envoyée de Llanraw. En tout cas, son arrivée va bouleverser l'existence du Dr Paul Fidler, qui lui sacrifiera sa tranquillité, puis sa carrière.
Circonstance aggravante : elle était nue et elle a cassé le bras d'un homme qui voulait la voir de plus près. Elle ne connaît pas l'anglais et parle une langue que personne ne parvient à identifier, une langue inventée peut-être. Amnésique, Loustic ? C'est évident. Mais qu'a-t-elle oublié ?
Paul Fidle s'est occupé d'elle depuis le début, par hasard. Il découvre qu'elle est remarquablement intelligente et qu'elle apprend l'anglais à une vitesse extraordinaire. Il ne t'a jamais cru folle. Mais il est le seul. Dans cet hôpital de la campagne anglaise, où les ambitions et les rancœurs marinent en circuit fermé, la présence de la visiteuse inconnue va semer le trouble dans les cœurs et le désordre dans les affaires. Pour Paul Fidler, elle sera le révélateur de l'insatisfaction et de l'échec. Ce n'est qu'à la fin de l'aventure que le jeune médecin prendra cependant conscience de cet échec, c'est-à-dire au moment où peut-être il aurait pu le transcender. Sa carrière est dans l'ornière la plus profonde. Il n'hésitera pas à la saborder pour l'amour de l'étrangère. Son mariage, par ailleurs, s'écroule. Après plusieurs faux départs, Iris, une petite bourgeoise qui se croit grande, le quitte pour de bon. Il n'aura pas l'enfant qu'il désirait tant. C'est la vie. Mais tout cela est peut-être sans importance. Sans importance, car Loustic a enfin parlé. Elle lui a appris qu'elle venait d'un pays situé à l'ouest du temps. Un paradis appelé Llanraw, « où les hommes et les bêtes vivent en harmonie dans un décor pastoral et où les amants, portés par le parfum des fleurs, dérivent vers las étoiles, » (p. 278).
Quel territoire de rêve pour un homme qui s'est mis à détester la société ! « Le moyen de quitter ce monde qui me prend au piège, » (p. 197). Le monde borné et mesquin dans lequel il vit et que John Brunner décrit comme s'il le connaissait bien... Mais il y a Llanraw et tous les espoirs sont permis.
Pourtant, il existe peut-être aussi, d'un autre côté de l'avenir, une terrible dictature mise en place par une poignée d'immortels. Et si, en réalité, Llots-ic venait du froid ?
Allons, Dr Fidler, vous vous croyez assez malin pour savoir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ? Rappelez-vous ce moment étrange, lorsque vous étiez dans le bois de Cornminster, guettant Llots-ic encore introuvable. « Les faibles éclats de voix qui parvenaient à lui, trop lointains pour être intelligibles, ne faisaient que renforcer l'impression qu'il avait d'être isolé au sein d'un univers particulier. Malgré une trouée qui lui offrait une perspective sur l'endroit où étaient garées les voitures, il était incapable de se représenter les ombres qu'il voyait s'agiter comme des personnes réelles. Non seulement c'étaient seulement des ombres, mais allés avaient an outre un caractère inachevé, » (p. 39).
Le contraste entre l'extraordinaire densité des personnages, l'extraordinaire précision des situations contemporaines, et le flou étudié de l'avenir, de l'ouest lointain du temps, donne à ce roman sa dimension propre, qui est à la fois celle du réalisme et celle de notre interrogation angoissée.
Cette fois, le lourd et somptueux appareil de la science-fiction est presque absent. Il n'est guère mobilisé, en tout cas. Le matériau de base est celui de la littérature générale, du roman de mœurs contemporain.
L'accent est mis d'emblée sur la psychologie. L'importance du monologue intérieur de Paul Fidler est marquée par le petit cercle à la place du tiret des dialogues. Le système surprend un peu, tout d'abord. Puis il s'avère très commode. C'est — il fallait y penser — un facteur de clarté qui facilite nettement la lecture. L'essayer c'est l'adopter !
John Brunner prouve qu'il n'avait pas besoin de la science-fiction pour être un grand écrivain. On le savait déjà. Mais la science-fiction avait sans aucun doute besoin de lui. Et ce roman écrit en 1967 prend place à l'ouest des chefs-d'œuvre du genre, signés Brunner — encore — Dick, Leiber, Spinrad, Curval, Silverberg... Ni au-dessus, ni au-dessous, mais à côté.
Dans les dernières pages, en un raccourci saisissant, le mystère est expliqué. La vérité est assenée au lecteur qui la pressentait mais la refusait encore. On trouve, p. 284, une phase belle et terrible : « Vous autres, là-bas, qui vous cachez derrière ces lumières, vous ne vous doutez pas qu'un jour, parce que vous avez fait ce que vous êtes en train de faire, vos arrière-arrière-arrière petits-enfants seront rendus stériles pour distraire un tyran. » A la fin d'une aventure poignante, cela est peut-être plus fort et plus poignant que Le troupeau aveugle tout entier.
Rappelez-vous. 1967 : C'était avant le réveil. La France était encore plongée jusqu'au mou dans sa pompidouillerie douillette. Mais John Brunner écrivait : « Je sais qu'ils trimeront au long d'une vie rude et sans espoir, entassés dans des baraquements plus vastes qu'une de nos cités modernes, faméliques et désespérés, car le peu qu'il restera à se partager sera réservé aux maîtres, » (p. 284).
Pour moi, John Brunner est et restera le plus grand. Guy Abadia est le traducteur qu'il méritait.