Vermilion Sands, « banlieue exotique de mon esprit », a écrit J.G. Ballard. Désert, mer de sable, lacs fossiles, récifs de sable vitrifié élevant leurs colonnes : paysage abstrait, paysage surréel déployé comme les éléments d'une toile de Max Ernst ou de Dali.
Vermilion Sands, bizarre station touristique ancrée dans ces sables, avec sa léthargie, son mal des plages, ses perspectives mouvantes. Avec ses milliardaires excentriques, ses artistes désoeuvrés, ses belles et riches héritières désaxées, en proie à leurs névroses et à leurs fantasmes, trompant leur ennui dans d'étranges et morbides passe-temps.
Vermilion Sands où l'on écoute les fleurs musicales et les sculptures chantantes, où les poètes se servent de machines à poèsie, les peintres de pigments grâce auxquels le tableau apparaît tout seul sur la toile, où l'on habite des maisons que façonne le psychisme de leurs occupants et où l'on porte des vêtements en textiles vivants.
Vermilion Sands, lieu géométrique du rêve, point de jonction des diverses coordonnées de l'espace intérieur...
J.G. Ballard, né en 1930, est l'un des chefs de file de la science-fiction britannique. Après ses variations subtiles sur le thème des cataclysmes « au ralenti » (Le monde englouti, La forêt de cristal, Sécheresse), il a donné à la SF moderne une dimension apocalyptique avec Crash et L'île de béton. Ecrits entre 1956 et 1970, les textes qui appartiennent au cycle de Vermilion Sands constituent l'une de ses oeuvres les plus personnelles.
1 - Prima Belladonna (Prima Belladonna, 1956), pages 7 à 27, nouvelle, trad. Laure CASSEAU 2 - Les Mille rêves de Stellavista (The Thousand Dreams of Stellavista, 1962), pages 29 à 55, nouvelle, trad. Frank STRASCHITZ 3 - Cri d'espoir, cri de fureur (Cry Hope, Cry Fury!, 1967), pages 57 à 80, nouvelle, trad. Paul ALPÉRINE 4 - Le Sourire de Vénus (Mobile / Venus Smiles, 1957), pages 81 à 100, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM 5 - Atelier 5, Les Etoiles (Studio 5, The Stars, 1961), pages 101 à 154, nouvelle, trad. Lionel MASSUN 6 - Les Sculpteurs de nuages de Corail D (The Cloud-Sculptors of Coral D, 1967), pages 155 à 178, nouvelle, trad. Yves HERSANT 7 - Dites au revoir au vent (Say Goodbye to the Wind, 1970), pages 179 à 198, nouvelle, trad. Alain LE BUSSY 8 - Le Jeu des écrans (The Screen Game, 1963), pages 199 à 233, nouvelle, trad. Alain DORÉMIEUX
Critiques
Une seule de ces nouvelles est inédite chez nous, mais leur réunion en un volume s'imposait, pour qu'on ait une idée de ce « paysage intérieur » : car ce Hollywood de demain, c'est, plus qu'un lieu, un état d'âme : richesse, oisiveté, beauté et décadence. Jeux de l'amour et du bas-art/bazar : de l'architecture (maisons psychotropiques) à la musique (orchidées chanteuses), la technique la plus raffinée fait des merveilles, mais aux dépens de l'inspiration (poèmes cuisinés électroniquement dans les « ver — séthisseurs »), et Ballard en parle avec parfois un humour discret, avec le plus souvent un lyrisme froid, parnassien ; des silhouettes féminines passent, attirantes et incompréhensibles, avec un peu de divin et un peu de dément (« Toutes les femmes sont absolument terrifiantes »,p. 122). Huit « rêves fabuleux », en ruine, qui inspirent un délicieux malaise, comme les tableaux de Léonor Fini.
Publié pour la première fois en 1971 en Angleterre, chez J. Cape, et traduit en 1975 aux éditions Opta, dans la collection « Nébula » (avec une nouvelle de moins, « Les Statues qui chantent », que dans l'édition anglaise), Vermilion Sands est le onzième recueil de Ballard, et peut-être son plus célèbre. Il rassemble des textes publiés durant les années soixante, centrés sur un lieu, une station balnéaire imaginaire qui sert de refuge à une population hétéroclite d'artistes plus ou moins abîmés, de starlettes réfugiées dans l'oubli en compagnie de leurs avocats ou agents, et de toute la faune de marginaux qui les entoure habituellement. C'est, au sens premier, la plage terminale de l'œuvre de Ballard où les individus viennent rassembler les débris de leur existence ou au contraire les éparpiller, dans « la période bénie d'avant la Récession », comme le dit lui-même l'auteur dans sa préface à l'édition originale.
Chacune des neuf histoires qui composent ce recueil est centrée sur une invention artistique originale : fleurs chantantes, sculptures de nuages, maisons psychosensibles qui s'imprègnent de l'esprit de leurs propriétaires successifs, machines à poésie... Le travail d'invention baroque est constant, mais il constitue rarement le moteur de l'action. Dès le départ, les personnages sont enfermés dans un piège, qu'il soit géographique (personne ne sort de Vermilion Sands, c'est un angle mort du paysage), psychologique (la maison des « Mille rêves de Stellavista ») ou affectif (les héroïnes séductrices, femmes fatales aux noms prédestinés — Leonora Chanel, Lunora Goalen, Jane Ciraclydes — , qui attirent leurs proies dans des toiles d'araignée de poésie ou les précipitent sous les aiguillons des raies des sables). La façon dont le narrateur, systématiquement masculin, réagit au piège pour s'y abandonner ou en sortir varie d'un texte à l'autre ; le tout constitue une cartographie ballardienne de la psyché féminine, moins ouvertement érotique que Crash !, mais tout aussi troublante.
La station balnéaire Vermilion Sands en tant que telle est un endroit emblématique, où la léthargie est devenue un mode de vie, où chaque histoire tend vers la stase terminale d'un paysage de Dali. C'est un décor mou et reconfigurable, mais qui demeure infiniment résilient — les plages se reconstituent à chaque marée. Plus tard, Ballard parlera de sa vision du monde comme une immense banlieue où l'ennui est la force dominante, et dans ses derniers romans, comme La Face cachée du soleil ou Super-Cannes, les lieux géométriques et bétonnés brisent les élans des humains qui s'y enferment. Dans Vermilion Sands, au contraire, les contraires se juxtaposent avec indifférence, l'architecture des lieux n'est que le reflet des cerveaux qui les hantent. Ballard évoque un futur proche où le travail n'est plus qu'un jeu et le jeu la seule occupation sérieuse, voire obsessionnelle.
Ce n'est pas seulement l'omniprésence du lieu qui donne son unité au recueil, mais également le style qui est précieux, baroque, naïvement surchargé, avec un travail particulièrement approfondi sur les descriptions symboliques, en écho de l'inconscient des personnages. « Dans l'obscurité, les vagabonds de la plage se tenaient à la ligne des marées, écoutant la musique qui parvenait jusqu'à eux, portée par les vagues thermiques. Ma torche éclairait les bouteilles cassées et les fioles hypodermiques à leurs pieds. Portant leurs bigarrures mortes, ils attendaient dans l'air terne comme des clowns flétris... » (« Dites au revoir au vent »). Même si elles ont été écrites sur une période de dix ans, même si entre temps Ballard a publié les fragments au scalpel qui forment La Foire aux atrocités, il existe une unité de style et de structure dans ce recueil qui n'a pas d'équivalent dans son œuvre.
Tout Ballard est déjà dans Vermilion Sands — le monde comme banlieue, les mythologies ordinaires à la Barthes réifiées en inventions dérisoires, la sexualité trouble qui s'exprime à travers les objets symboliques du quotidien, comme si les corps demeuraient insuffisants pour exprimer l'ensemble des fonctions fantasmatiques du cerveau. Si un écrivain se définit par les marges et les frontières de son territoire intérieur, la force de Ballard a été de revenir sans cesse explorer ses propres sables mouvants pour en arracher une poignée de chefs-d'œuvre.