Il y a peu de femmes écrivains de science-fiction, beaucoup trop peu (10 à 15%). Les raisons d'un tel état de fait appellent une analyse et l'on peut regretter que la longue préface-introduction de Pamela SARGENT sur les femmes et la science-fiction en ait négligé (éludé ?) nombre d'aspects.
Très intéressante historiquement, cette introduction met en évidence l'attitude phallocrate (inconsciente ?) des premières femmes écrivains de science-fiction à qui l'on appliquait ce faux compliment : « elle écrit aussi bien qu'un homme », c'est-à-dire avec l'idéologie archétypique de la femme futile ou victime, héroïne se sacrifiant au nom de l'humanité, ombre des hommes, ignorante confrontée aux « sachants », les sauvant parfois grâce à son « bon sens naturel », son « intuition », etc... etc.
Le jeu des rôles auquel se délectent les auteurs de SF vis-à-vis de leurs personnages féminins n'est guère varié. Les femmes sont généreusement dotées des attributs « de la ménagère, de la mère, de la demoiselle en détresse et de la fille du savant » auxquels se greffe depuis les années soixante celui « d'objet sexuel ».
Lorsque par hasard la femme est mise en scène comme échappant à son seigneur et maître, soit qu'elle règne sur lui à ta faveur d'un matriarcat, soit qu'elle ait recouvré une totale indépendance du fait de sa séparation d'avec l'autre sexe ou de la disparition de ce dernier, il s'agit la plupart du — temps d'un simple renversement des rôles. Les vieilles terreurs masculines s'y étalent avec l'élaboration de farouches amazones dominatrices et volontiers cruelles (castratrices).
N'y-a-t-il réellement d'autre issue que dans une guerre des sexes née d'une insoutenable inégalité ? Le cerveau des écrivains de SF est-il à ce point obtus ou esclavagisé par le consensus social qu'il ne puisse imaginer une entente harmonieuse « couplée » à l'égalité absolue des deux sexes ?
L'un des grands mérites de cette introduction est d'avoir essayé de poser les problèmes en référence à l'actualité politico-sociale. Quel peut être et même quel doit être le rôle de la science-fiction dans le devenir de l'homme d'aujourd'hui ? Mais l'analyse en est restée trop succincte. Il ne suffit pas de souligner la peur morbide de Norman Mailer pour la technologie, il aurait fallu en examiner les composantes. Dire : « La science après tout n'est qu'un outil. » n'est pas suffisant. Il faut voir à quoi on le fait servir. Il devient malheureusement difficile de séparer la science de ses applications. Donc du Pouvoir qui l'utilise. Il y a des outils qui tuent et la phrase de Pasteur « La science n'a pas de patrie » relève de l'idéalisme archaïque.
Il faut regretter également des phrases telles que « La SF ouvre l'esprit des êtres humains. Même la pire, avec ses aventures démodées, ses personnages stéréotypés, peut parfois être utile. » Soutenir un tel point de vue semble dangereusement faire fi de l'idéologie que véhicule une certaine catégorie de livres de SF, idéologie de type fasciste, élitique et raciste qui prône dans son contenu exactement l'inverse de ce que Pamela Sargent semble préconiser.
Malgré ces défauts, le travail de Pamela Sargent est extrêmement important. Il faut espérer qu'il catalysera les énergies latentes chez les femmes écrivains. « Seuls le fantastique et la science-fiction peuvent nous montrer des femmes dans des cadres et des milieux entièrement neufs ou inconnus. Ils peuvent étudier ce que nous pourrions devenir quand les présentes contraintes qui pèsent sur nos vies disparaîtront, ou évoquer les nouveaux problèmes, les nouvelles restrictions qui pourront naître. Cette littérature peut nous montrer comme normale la femme remarquable, alors que celle du passé ne nous la montre que comme une exception. » D'où l'impact décisif, et très judicieusement souligné, que peuvent avoir les romans de science-fiction pour la jeunesse.
ET SEULE UNE MERE...
(Judith MERRILL)
C'est la nouvelle la plus ancienne de ce recueil (les 9 textes sont présentés chronologiquement de 1948 à 1973). Elle a fait l'objet de nombreuses rééditions (en France sous le titre « Le permissionnaire ») et il semble donc inutile de s'étendre à son sujet. Il faut noter cependant que sa facture reste étonnamment moderne. Pollution atomique, mutations et infanticides (paternels !), et l'aveuglement au sens fort d'une mère qui a refoulé l'absence de membres de son enfant jusqu'à se persuader de sa normalité et ne garder de son a-normalité que le côté prodige : la maîtrise du langage à sept mois.
CET HOMME EST CONTAGIEUX
(Katherine MACLEAN)
« Changer, devenir quelqu'un d'autre, idée étrange et terrifiante. » Faust se pare de Méphisto. Cadeau d'autant plus diabolique s'il vous attribue jeunesse et beauté en vous ravalant au rang de duplicata. Mythe ancien et pourtant tellement prégnant dans un monde où jeunesse et beauté sont haussées au rang de valeurs telles qu'elles déterminent lourdement le vécu de la plupart des femmes. Il est remarquable d'ailleurs que, dans cette nouvelle, la terreur de la transformation soit ressentie plus par les femmes que par les hommes. Il est vrai que ces derniers sont mis devant le fait accompli. D'autre part, perdre votre identité physique pour vous retrouver dans la peau du superman qui drainait le cœur de votre femme et dont, par voie de conséquence, vous étiez jaloux, est plutôt agréable. La vieille peur de l'adultère féminin régresse du même coup. Quel intérêt aurait ma femme à me faire cocu avec un autre moi-même ? « C'est une bonne manière d'empêcher un type de vous chiper votre fille. » dit l'un des protagonistes.
Fascinant dire que celui qui s'exprime dans cette nouvelle. Narcisse se complait au jeu du miroir. Mais qu'advient-il de son ego spéculaire ? Il y a contamination physique après quoi l'image du miroir se détache pour devenir une vie, une individualité distincte : c'est moi sans être moi. C'est moi (l'identité psychique demeure avec la conscience d'un soi absurdement mis « ailleurs », dans une autre enveloppe) dans le corps d'un autre, et pas n'importe quel autre : le rival « superbe animal », « grâce aisée d'une panthère », « extraordinairement beau », « Tarzan » soi-même (pour résumer !)
Cette contamination s'appelle le « mal dissolvant ». Elle serait mortelle si le vaisseau n'était équipé de bacs de régénération. Ces bacs prennent figure de structures matricielles, utérines. Le corps s'y dissout, meurt à lui-même, et peu à peu se re-génère. Post gestation, l'homme naît avec un corps nouveau, mais à l'âge adulte, et avec son « vieil » intellect.
La figure dominante de la nouvelle est une femme. Avec la mise hors service des hommes atteints du mal dissolvant, elle se trouve investie de tous les pouvoirs. Ayant écarté les autres femmes des bacs de régénération, elle apprend avant elles les effets du mal sur l'identité corporelle... ce qui lui donne une large supériorité sur ses consœurs : elle a eu tout le temps de s'habituer à l'idée d'être à la fois unique et plurale. L'investissement de type masculin et cette supériorité acquise débouchent tout naturellement sur l'abus de pouvoir final. Décision prise contre les femmes, contre leur terreur, à leur place, visant à les mettre à leur tour devant le fait accompli. Processus de nivellement. Tout le monde dans le même panier, pardon, la même peau. Mais est-ce le bon moyen de faire cesser querelles, discussions et contradictions ?
Le point d'interrogation joue les points de suspension. Cette nouvelle admirablement servie par les connaissances scientifiques approfondies de son auteur reste ouverte.
LES VOIX DU VENT
(Marion ZIMMER BRADLEY)
Il semble indispensable de faire ici référence à l'Œdipe-roi de Sophocle tant il illustre et explicite cette nouvelle.
Rappelons qu'Œdipe a lui — même crevé ses yeux, se cachant ainsi son corps coupable, représentant de sa subjectivité. Il souhaite être sourd et exprime le désir d'être abandonné par les autres dans un isolement « librement » consenti. Sa perte d'audition s'adresse aux gens qui l'entourent (fils y compris) mais excepte curieusement ses filles, avec lesquelles il a des rapports privilégiés.
Au moment de sa mort qui se passe comme un évanouissement dans le vide, Œdipe parle d'une nouvelle race d'hommes.
Comme Œdipe, Helen supplie qu'on l'abandonne avec son bébé sur cette terre étrangère. Elle invoque la mort inévitable de Robin au moment du passage dans l'hyperespace mais derrière l'apparent sacrifice d'une mère dévouée à son enfant se dissimule la volonté de vivre avec lui une relation exclusive.
Ses relations avec son amant, père supposé de l'enfant, étaient déjà de type œdipien. Et il faut noter que la rupture forcée d'avec la « mère-amante » (suite au départ du vaisseau) provoque une déstructuration psychotique du jeune homme qui s'accentue jusqu'à l'acting-out final : un suicide « particulièrement déplaisant ».
Curieusement déphasée par rapport au libéralisme (suggéré en filigrane) qui règne en maître dans les vaisseaux, Helen est un personnage extrêmement rigide, refoulé, qui ne s'est accompli que dans la naissance de Robin.
D'entrée de jeu, Helen scotomise l'existence d'autres êtres sur la planète étrangère : le peuple qui chuchote comme le vent. Refus de ces Autres, créatures différentes, nocturnes, diaboliquement fantomatiques, envoûtantes et nues : tout un corpus sexuel refoulé, tabou. « Des tabous si profondément enracinés qu'ils étaient pour elle des instincts invincibles. » Je sais qu'ils existent mais je ne peux pas les voir parce que je ne veux pas les voir. Les voir serait les reconnaître, admettre que l'un d'eux a été mon amant, est le père de mon enfant et donc perdre l'exclusivité de cet enfant.
Helen a donc aveuglé ses yeux. Elle ferme aussi ses oreilles aux voix du vent, puis à son propre discours inconscient enchevêtré à celui de son fils, objet sexuel désirant-désiré, désiré-désirant.
Le langage n'est pas seulement un moyen extérieur de communication, c'est aussi un système privilégié de l'intersubjectivité, un lieu où la parole de l'un se trouve indirectement agie par la parole de l'autre. Et dans ce lieu où se ruent des affects contradictoires, il n'y a pas eu d'énonciation claire du tabou de l'inceste.
« La loi de l'interdiction de l'inceste n'est pas seulement une loi édictée, c'est une loi interne, endogène à chaque être humain et qui, non respectée, mutile profondément le sujet dans ses forces vives, somatiques ou culturelles. » F. DOLTO, préface au Premier rendez-vous avec le psychanalyste de Maud MANNONI.
Prisonnier des fantasmes maternels, dépouillé de toute possibilité de vouloir quelque chose par et pour lui-même, Robin se trouve dans l'impossibilité de communiquer (en particulier son attirance pour une jeune fille de la forêt) avec cette mère exclusive et jalouse, qui lui a appris à l'appeler non « maman » mais « Helen », qui veut être la seule à lui donner ce qu'il cherche (l'amour physique) mais se révèle incapable d'un passage à l'acte.
Les pulsions de Robin (16 ans) font office de détonateur au conflit de la mère dans une scène où les notations symboliques abondent, extrêmement claires : Robin aiguise un bâton avec un couteau « sa plus chère possession. » Il tente d'avoir avec sa mère une conversation d'égal à égal mais elle ne peut accepter l'existence chez lui d'un discours autonome, l'affirmation d'un moi critique et le rejette dans l'enfance. Alors il jette son couteau et retombe bel et bien en enfance, sanglotant et serré contre sa mère, s'appropriant à nouveau son corps, objet libidinal. Lorsqu'Helen prend conscience de l'ambiguïté de la situation, elle repousse son fils et se réfugie dans le langage maternel autoritaire, provoquant chez Robin une régression à l'âge de cinq ans, ponctuée de cette phrase : « Pourquoi es-tu fâchée ? Je te faisais un câlin, c'est tout » Il ne reste plus que deux alternatives : l'explication ou la fuite. Helen choisit la seconde. Mais l'impasse dans laquelle elle se trouve la force à s'auto-analyser. Introspection qui lui fait recouvrer la « vue » (Fin de la réduction du peuple de la forêt à un imaginaire exacerbé), et avec elle un sentiment de culpabilité insoutenable (Elle a privé Robin d'une partie de ses origines en refoulant l'existence de son vrai père). Culpabilité doublée d'une peur « panique » (ne s'agit-il pas en effet d'un homme — dryade ?) de l'acte sexuel perpétré avec le père de Robin et de la terreur d'un renouvellement de cet acte : « L'horreur de l'inceste, le fils le père l'amant soudain en un seul être fondus, tout cela fut trop pour son esprit déjà ébranlé... »
Seul refuge possible, la mort Le suicide d'Helen permet à Robin de se constituer enfin un moi autonome et de s'intégrer à sa race originaire, le peuple du vent.
Superbement écrite, cette nouvelle est surtout fascinante de par l'extrême richesse de son contenu latent.
UNE NEF CHANTAIT
(Anne MC CAFFREY)
Rien de bien spécial à dire de ce texte qui traite du thème classique du cyborg, mi-homme, mi — machine, sinon l'horreur que provoquent irrémédiablement de telles manipulations de la personne humaine. Ça ou l'euthanasie... Quelle effroyable dichotomie pour les parents ayant accouché d'une « chose » difforme mais pourvue d'un intellect supérieur à la moyenne. Et comment ne pas lire sans frémir : « Helva absorba les préceptes de son conditionnement tout aussi facilement que son liquide nutritif. Elle penserait un jour avec reconnaissance au patient ronron de cette instruction subliminale. »
La Société ne peut supporter d'enfanter des monstres. Mais s'ils peuvent servir à quelque chose, qu'ils servent, on n'a qu'à les cacher ! Le nanisme provoqué par manipulation de l'hypophyse permettra de les insérer dans d'étroites coquilles. Le conditionnement fera le reste. Ainsi naissent les vaisseaux-cerveaux et la nef-Helva dont le passe-temps-passion (« toléré » par les autorités) devient le chant. Une machine ? Mais une machine souffre-t-elle de la solitude ? Est-elle capable de tomber amoureuse d'un personnage aussi antithétique qu'un « muscle » : race d'éclaireurs (de sexe masculin exclusivement !) « exceptionnellement beaux, intelligents, sains et bien adaptés à leur monde » destinés à faire équipe avec un « cerveau ». Peut-elle être déchirée par sa mort et tentée par la rébellion ?
Curieusement cette nouvelle s'inscrit en faux par rapport aux buts manifestes de son auteur, exemplaires dans la fin mélodramatique et grandiloquente, fidèle reflet de l'Ordre américain.
QUAND J'ETAIS MISS DOW
(Sonya DORMAN)
La métamorphose, encore une fois. Mais d'ordre tout-à-fait privilégiée puisqu'il s'agit d'un extraterrestre transformé en humain à fonction séductrice, donc du sexe féminin.
Voie privilégiée puisqu'elle permet au féminisme de s'exprimer dans de petites phrases comme celle-ci (qui ouvre la nouvelle) : « Ces gens affamés, hantés par leur mère, arrivent et nous découvrent. » (Il s'agit des hommes, bien sûr), ou celle-là : « Un homme exceptionnellement équilibré, bien qu'il vienne d'une culture qui envoie dans l'espace des groupes de savants dont 90 % sont d'un sexe, alors que leur espèce leur en fournit deux. »
L'extra-terrestre devenu Miss Dow doit jouer le rôle de la putain, soit vendre son corps et rapporter des crédits « à la maison ». Mais la putain se prend au jeu et tombe amoureuse du savant qu'elle devait se contenter de séduire... Elle va jusqu'à éprouver une intense jalousie devant sa concentration d'esprit... Jusqu'à se sentir exclue de son univers personnel et poser la question : « S'il ne me voit pas, suis-je là ? »
Problème crucial : « L'être-là est le fait d'un corps qui a son apparaître, son image dans un autre corps. » E. ORTIGUES, « Note sur l'appareil psychique » in Enfance aliénée.
Sans Ernie, Martha n'existe pas. Elle n'existe que par les yeux du savant. « Je ne suis en réalité qu'une des projections d'Arnie, une forme sur l'écran de son esprit. Je ne suis pas vraiment Martha. Et pourtant j'ai essayé. »
C'est parce que Martha, dans sa relation à l'autre se cherche comme objet, qu'elle en arrive à se perdre comme sujet. « Voyez ce qui arrive : Arnie est à sa manière, comme mon moi original, et je déteste cette part de lui-même, puisque je l'ai abandonnée pour être Martha. Martha le rend heureux. Elle est comme du chocolat pour sa faim, un oreiller quand il est las. » Avant sa métamorphose, l'extra-terrestre travaillait pour devenir un savant, l'égal d'Ernie. Sa transformation le ravale au rang d'objet sexuel, de faire-valoir-faire — plaisir du savant. Et pourtant, malgré son insatisfaction, sa solitude, il éprouve le désir de rester Miss Dow. « Doux esclavage »... En prendre conscience ne suffit pas à provoquer la séparation. Ces composantes ambiguës, « amour »-frustration, s'inscrivent dans la vie de bien des femmes.
Martha se vit comme reflet d'Arnie, projection de son esprit. Ce n'est qu'avec sa mort (séparation irréductible chez les humains, non chez les extra-terrestres) qu'elle perd le reflet, donc sa substance. La perte de substance génère la désidentification et permet de recouvrer le corps propre dans son intégrité.
Claire, bien construite, spirituelle, cette nouvelle met les femmes devant un choix... Car enfin, ce qu'on nous donne à lire dans ce texte c'est que l'extraterrestre est un être dont le soi bien constitué se désagrège lorsqu'il s'identifie corporellement et psychiquement au rôle de femme dans la société des hommes.
LA PLUS GRANDE VEDETTE DU MONDE
(Kate WILHELM)
« JE EST UN AUTRE » disait Rimbaud, et il ajoutait : « JE DIS QU'IL FAUT ETRE VOYANT, SE FAIRE VOYANT ».
Il s'agit ici d'un processus d'identification totale rendu possible par le truchement d'un casque à électrodes directement connecté au cerveau d'un « acteur — émetteur ». Grâce à quoi des milliers de spectateurs deviennent voyants : ils ressentent exactement les émotions fondamentales, primitives de l'acteur. Et le « jeu » consiste à mettre cet acteur (à son corps défendant) dans les situations les plus dangereuses, éprouvantes ou saugrenues.
L'identification est totale, absolue. Etre l'autre, vivre intensément (et sans le moindre risque) tout ce que vit l'autre. Prendre son identité sans perdre la sienne. Violer les sentiments, l'intimité d'un être passionné... C'est le rêve totalitaire de tout impuissant. Et c'est bien l'impuissance qui apparaît en filigrane tout au long du texte.
John, le savant, a pris l'héroïne au piège : elle n'a pas été consultée. Mise devant le fait accompli, la voici réduite à l'esclavage de ses sentiments, taillable et corvéable à merci, totalement dépendante. Autrefois, elle a aimé le savant sans jamais réussir à le satisfaire. A l'impuissance psychique fait écho l'impuissance physique. Grâce à son in(ter)vention, John (tous blocages évanouis puisque ce n'est pas lui qui est directement mis en cause dans le rapport sexuel) peut enfin la posséder totalement. Son processus d'identification avec l'homme qu'elle aime (un acteur — émetteur) est tel qu'il devient cet homme et, faisant l'amour avec elle par personne interposée, parvient enfin à la jouissance.
Simultanément, n'importe qui peut savoir ce que c'est que d'être excité, d'aimer, d'être satisfait, de connaître la paix.
On n'ose penser aux possibilités de manipulations politico-sociales qu'un tel appareillage rendrait possible. Le problème n'est pas posé dans la nouvelle qui ressemble curieusement à un négatif antithétique de celle de Katherine McLean : « Cet homme est contagieux », à la différence (importante !) près qu'ici la perte de l'identité psychique est librement choisie et momentanée (à quoi on peut objecter le besoin créé chez le public qui risque de devenir un esclavage) alors que chez McLean, la perte de l'identité physique est imposée et définitive.
PLUS VASTE QU'UN EMPIRE
(Ursula K. Le GUIN)
Cette nouvelle mériterait une étude approfondie à elle toute seule. Dès le premier paragraphe, descriptif des « sensations du passager ordinaire au cours d'un vol interstellaire par l'hyperespace », le discours très lent (quelquefois presque trop lent) d'Ursula K. Le Guin, hypnotique, vous engloutit.
« Tout est ici maintenant un. Mais si tout est maintenant, ici, un, il n'y a pas de fin. Cela n'a pas commencé, cela ne peut donc finir. Oh ! seigneur, ici maintenant Un, sors-moi de là... »
Excessivement riche, cette nouvelle décrit l'évolution des rapports entre dix membres d'un équipage, partis en reconnaissance « aux confins de l'univers ».
« Les Explorateurs fuyaient la réalité, c'étaient des inadaptés, des cinglés. » Il faut être en effet pas mal névrosé pour se lancer dans un voyage qui vous ramènera chez vous plusieurs siècles après votre départ.
Le cas limite du groupe, celui dont les autres eux-mêmes disent « Cet homme est fou », mal remis d'une forme d'autisme très grave, catalyse une extraordinaire agressivité chez ses coéquipiers. La phytosphère où ils débarquent sert de révélateur à leur angoisse.
Qui est Osden ? Le « senteur » : un être qui reflète dans son physique décoloré « d'écorché » son extrême réceptivité à tout ce qui l'entoure, faculté bioempathique embrassant un champ très étendu. Don moins souvent faste que néfaste et qui le force à un isolement volontaire.
« Je ne suis pas un homme. Il y a vous tous, et moi. Je suis seul. » Insondable solipsisme. Enfant autistique (le fœtus vit en symbiose avec sa mère. S'il est doué d'une empathie extraordinaire, il peut être poussé à une réaction de retrait total face aux débordements d'affects de la mère, surtout s'ils sont négatifs, voire agressifs, dans le cas d'une grossesse non désirée) considéré comme incurable, de longues années de thérapie avec un analyste l'ont cependant sorti de son univers psychotique. Mais l'interprétation (correcte) des affects négatifs avec lesquels son environnement l'approche l'oblige à recourir à un mécanisme de défense agressif pour éviter le retour aux défenses autistiques, désapprises.
« Ne pouvez-vous voir que je retransmets tout affect négatif, agressif que vous avez senti envers moi depuis notre première rencontre ? »
Haine-peur-agression opèrent comme un boomerang, avec retour à l'émetteur. Doué d'une certaine faculté d'empathie, l'un des membres de l'équipe qui ne supporte pas l'affrontement, ni l'angoisse (écrasante pour lui) qu'il génère. Dès que la situation de conflit atteint un certain stade, il s'endort, brusquement. Au bout de quelques temps, l'endormissement défensif devient permanent. Il ne cessera qu'avec le départ de son générateur : Osden.
« Si l'angoisse dépasse un certain palier, si elle submerge l'organisme et engendre la panique, le contact avec la réalité est rompu. » B. BETTELHEIM in La forteresse vide.
Et si Osden parle de la phytosphère comme d'un « nirvâna », c'est bien parce qu'elle est d'essence autistique : « Présence sans esprit Conscience d'être sans objet ni sujet. » La biosphère tout entière de la planète fonctionne comme un tout, « un seul réseau de communication, sensible, dépourvu de raison, immortel, isolé... » La peur extraordinaire qu'elle réverbère est celle des hommes, de ces êtres dominés par des pulsions réactionnelles incontrôlées, de ces Autres qu'elle ne peut intégrer dans son Tout où l'Autre n'a jamais existé, ne peut pas exister. Narcissisme absolu : « Avoir des racines, et pas d'ennemis. Etre entier. Comprenez-vous cela ? Pas d'invasion. Pas d'autre. Etre un tout. »
Osden ne se sacrifie pas. Grâce à ses facultés exceptionnelles d'empathie, il s'intègre au sans-esprit végétal. Fuite de la réalité humaine, retour à l'autisme, accord parfait avec l'énorme phytomatrice, découverte du « nirvâna ». Agissant ainsi, il délivre les autres humains. Délivrance, accouchement à rebours, la peur d'externe redevient interne, non plus projection séparée mais à nouveau indistincte, retrouvant sa fonction normale de processus d'autoconservation, de survie.
Usurla K. Le Guin tente la distanciation d'avec son sujet (A la fin, dans l'un des derniers paragraphes « Les mots échappaient à la raison » se double de « Mais ce n'était pas là le vocabulaire de la raison »). Mais la fascination pour cette forme exacerbée et absolue d'autisme demeure, tangible. Beaucoup plus qu'un simple super-sujet pour nouvelle de science-fiction.
FAUSSE AURORE
(Chelsea QUINN YARBRO)
Un peu trop allusive et superficielle, cette nouvelle est surtout prétexte à descriptions horrifiques autour d'un schème bien classique et souvent sommaire.
Une jeune femme déambule dans une Terre « catastrophisée » à la recherche de « la colonie du lac Doré ». Quête d'un Eldorado dérisoire, caché quelque part dans la sierra. Elle rencontre un homme blessé, l'aide, puis le couple se fait agresser par un troisième homme, valide celui-ci, et qui ne rêve que de violer la fille. Triangle classique. Dichotomie primaire. Bon — mauvais. Amour-haine.
Certains humains ont subi une mutation par virus. Transformé génétiquement, ils bénéficient d'une régénération des tissus. Minorité privilégiée, ils servent de boucs émissaires, pourchassés, torturés, massacrés. La fille en fait partie. L'homme blessé s'est érigé en défenseur de la nouvelle race, l'agresseur ne songe, lui, qu'à l'exterminer.
Les invraisemblances, surtout psychologiques, abondent, il semble bien peu probable qu'une jeune femme dont la lutte solitaire pour la survie dure depuis des années ait le genre d'attitude « honteuse » et irresponsable décrit p. 218. Quant à la stupidité redondante des questions : « Faut-il partir ?... Et si nous restons ? » alors que les tortionnaires approchent, elle nous met légitimement en droit de nous demander par quel miracle cette pauvre petite a pu rester en vie jusqu'en ces pages.
Ah, ineffable séduction du sauveur romanesque ! Mâles, réjouissez-vous, votre royaume féodal tient encore bon sur ses murailles ébréchées !
DE BRUME, D'HERBE ET DE SABLE
(Vonda N. MCINTYRE)
Merveilleuse nouvelle que celle — ci, couronnée à juste raison par le prix Nebula en 1973.
Extraordinaire itinéraire que celui de cette jeune femme ponctué de répulsion-fascination et des pulsions incontrôlées qu'elles génèrent
Monde post technologique ? Qui sait, cette histoire est intemporelle qui se joue aux confins du désert. Belle image symbolique au creux de laquelle Eros et Thanatos se répondent, s'interpénètrent. Le prix de la peur : la mort... La victoire sur la peur : l'amour. (Comme chez U. K. Le Guin).
Le serpent devient le lieu privilégié d'un tel discours. Le serpent se fait véhicule de mort quand il se sent en danger... Qui l'aime et le comprend peut grâce à lui rendre la vie. C'est de ce pouvoir que jouit l'héroïne qui soulage et guérit les malades à l'aide de trois reptiles. Pouvoir générant souvent une crainte irraisonnée née de l'incompréhension de phénomènes apparaissant comme « magiques ». L'incompréhension sera d'autant plus grande que le groupe humain auquel la jeune femme se trouve confrontée s'est volontairement enfermé dans un carcan rigide. Peuple qui refoule toute manifestation externe de ses sentiments (rires et pleurs, pourtant « un moyen si simple d'alléger la peur »), où chaque individu garde le secret de son nom, le réservant à son conjoint, à ses amis... mais l'amitié est érigée en chose si « précieuse » qu'on peut ne jamais la connaître. « Il n'est personne que je puisse appeler un ami. »
Peur de la trahison, donc de l'engagement, du don de soi, forme d'égotisme débouchant sur la solitude personnelle malgré la présence du groupe.
Lorsqu'Arevin donne son nom à la jeune femme, il cède au sentiment d'admiration, de respect, à la confiance qui s'instaure entre eux. Etat d'être suffisamment rare pour qu'il appelle l'amour, débouche sur l'amour, avec la perte des ultimes défenses et l'abandon exemplaire des larmes.
Dans un tel contexte défensif, la peur se condense jusqu'à déboucher sur l'agression aveugle. Rien d'autre qu'une pulsion irréfléchie, sans analyse : tuer pour ne pas être tué, terreur (sans objet) de l'agression mortelle... Le meurtre a son corollaire : une culpabilité facilement insoutenable : « Ils se sentent coupables, c'est trop pour moi, car je suis responsable de ce qu'ils ont fait Arevin. Je ne les ai compris que trop tard. »
Le silence est une erreur. Toute confiance s'instaure sur les bases d'un échange verbal. C'est parce que l'héroïne parle avec Arevin qu'elle arrive à vaincre ses défenses et capter sa confiance. En n'explicitant pas ses actions, en négligeant de les aider à comprendre, elle a enfermé les parents dans le silence et la terreur.
Signalons que Vonda N.McIntyre prépare actuellement une anthologie de nouvelles entièrement consacrées aux femmes.
Un projet similaire (élaboré par Marianne Leconte) est en gestation chez Marabout.
Il faut remercier Denoël de nous donner enfin à lire une anthologie féminine... et regretter d'autant plus que la traduction en soit exécrable. Le poème « L'enfant rêve » de Sonya Dorman est proprement illisible. Pour mémoire, nous renverrons le lecteur à l'admirable traduction qu'Henry-Luc Planchat (lui-même écrivain de SF) a fait de la nouvelle de Vonda N. Mclntyre dans La frontière avenir (antho Seghers). La comparaison est cruelle pour Claude Saunier. Nous informons ce dernier (a-t-il un dictionnaire de français ?) de la signification de « Serpente » : « Papier très fin et transparent utilisé pour protéger les gravures des livres. » Cela semble une bien mauvaise traduction de « Snake ». Mais sans doute Saunier s'est-il (elle ?) persuadé que la femelle du serpent s'appelait la serpente... et l'héroïne est du sexe féminin... alors, quoi !
La critique est facile, l'art est difficile, les traducteurs sont pauvres (au propre et au figuré) parce qu'ils sont sous-payés... et les querelles sont si souvent stériles... L'important, c'est que les femmes s'emparent (et se parent pour suppléer à leur corps) enfin de la parole.
« Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme — jusqu'ici abominable — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! » Rimbaud.
Joëlle WINTREBERT (site web)
Première parution : 1/4/1976 dans Fiction 268
Mise en ligne le : 6/3/2014