Il suffit de commencer le livre à la page 9 et de s'arrêter à la page 205 : alors, Mais si les papillons trichent est un — petit — chef-d'œuvre.
Roman « dickien » ? Peut-être, mais très personnel, malgré une construction sommaire et une écriture hâtive. A peine deux cents pages en gros caractères... A côté de quelques livres qui n'en finissent pas et qu'il faut lire à la loupe, en voilà un — comme l'excellent
Matières grises de William Hjortsberg, dans la collection « Ailleurs et Demain » — presque trop court.
An 2534 de l'ère du Dieu nouveau : l'Union Fasciste des Etats d'Amérique. Ce serait l'extrême début du XXI
e siècle qu'on ne serait pas tellement surpris. On n'est pas si loin de
Simulacres ou de
Tous à Zanzibar. «
Aux dernières statistiques officielles, 57 % de la population vivait en asiles » (p. 10). Même s'il s'agit d'un univers parallèle ou adjacent, la force de Pierre Suragne est de n'avoir pas peur des mots. «
Le sectarisme nationaliste, le patriotisme forcené, le fascisme pur, voilà quelles étaient les armes, les dernières armes à peu près efficaces contre la prolifération des maladies mentales » (p. 14). La Nouvelle Religion Catholique Eclairée et les conseillers-psycho règnent avec les Protecteurs sur l'U.F.E.A. (mais on devine que les industriels et les banquiers sont derrière eux). Toutes les communications sont coupées avec le reste de la planète qui est, pour autant qu'on sache, dans la même situation. Le monde que décrit Suragne appartient au fonds commun de la SF moderne — comme naguère l'hyperespace, les robots et les mutants à la SF classique.
Price Mallworth est Parleur de son état, c'est-à-dire prêtre de la N.R.C.E., une religion terriblement mercantile (entrer à l'église de Tucumcari coûte 15 dollars) et pas mal portée sur le défoulement sabbatique (la cérémonie au milieu de laquelle se fourvoie Natcha ne manque pas de piquant). Price « parlait, il débitait des paroles et des formules, des mots. Des mots creux, horriblement creux, de plus en plus creux » (p. 39). Mais il a des problèmes. Avec la foi, avec le temps, avec Natcha, sa fiancée ou peut-être sa femme. Qui de Price ou de Natcha a des trous de mémoire ? Qui a perdu contact avec la réalité ? Et puis qu'est-ce que la réalité ? Je considère comme nulle et non avenue l'explication finale : je préfère rester dans le doute.
Price et Natcha sont-ils mariés, comme le pense Natcha qui se souvient des huit années de leur vie commune ? Ne le sont-ils pas encore, comme le croit Price ? Pas encore... mais bientôt. « il épouserait Natcha si tout allait bien. » Seulement, il y a l'obstacle des cartes génétiques. Le père de Natcha était un Noir. De ce fait, sa mère a été internée dans une prison d'Etat où elle est morte. Et le père de Price est un schizophrène... Lui-même souffre de tendances schizoïdes et d'asthénie, tandis que Natcha est atteinte de claustrophobie. Ils se marieront peut-être, mais ils n'auront pas d'enfant : cela est exclu... Natcha, elle, est sûre d'être mariée à Price. Elle sait que son mari confond le temps et qu'il croit que la confusion vient d'elle ; « C'était encore cela le plus horrible le fait qu'il s'imagine que c'était elle qui était folle... » Mais Price a la certitude d'être sain d'esprit, alors que Natcha... Dieu nouveau, faites qu'elle guérisse ! « C'était cela le plus atroce. Le fait qu'elle s'imagine qu'il était fou, que c'était lui qui confondait le temps... »
Un matin comme les autres, Price se réveille, déjeune, écoute les informations. Rien de bien neuf. Les cas de démence habituels dans les quartiers pauvres, la chasse aux nègres dans les bas-fonds, les bulletins des conseillers-psycho... Il part pour l'église, car c'est un jour ouvrable (sa semaine de travail est de neuf heures, réparties en trois jours : les privilégiés ne se tuent pas à la tâche, en U.F.E.A.). Dans la rue, il croise un psychopathe, un exhib borgne, sale et puant. Le personnage n'hésite pas à l'aborder. Il n'a pas les quinze dollars nécessaires pour entrer à l'église et il se pose justement des questions sur Dieu, le ciel et la terre. Mais Price n'est pas homme à se laisser extorquer une consultation théologique gratuite. « Je me suis renseigné sur vous, » prétend Muks. « On m'avait dit que vous étiez moins salaud que les autres... » Mais pourquoi Price Mallworth serait-il moins salaud que les autres ? La discussion tourne mal. « La paix des cieux, mon cul ! » répond le pauvre type à une pieuse exhortation de Price. Et Price doit entendre sur lui-même, la religion et le régime qu'elle soutient quelques vérités bien senties (et facilement transposables en l'an de grâce 1974). Pire encore : Muks lui parle de sa femme. Mais Price sait bien qu'il n'est pas marié. C'est Natcha qui a trop parlé. Il comprend qu'il va être obligé de la dénoncer. « Dans la chaleur de midi, il se sentait glacé. » Il ferme un instant les yeux. Quand il les rouvre, l'exhib a disparu, la rue est vide et il pleut. Il pleut vous entendez ? Quelque chose est arrivé. Price se retrouve ailleurs... On suit dès lors son errance entre deux univers et, en contrepoint, la quête de Natcha à la recherche de son mari qu'elle dénoncera finalement aux Protecteurs, quand elle aura acquis la certitude qu'il est un anormal.
La plupart des chapitres s'ouvrent sur un encart publicitaire, moyen très efficace de caricaturer une société. Celle de l'U.F.E.A. se prête trop bien au sarcasme : Pierre Suragne s'est donné la partie belle. Bordel Company S.A. voisine avec le jus de citron Wayne (aux antidépresseurs) et la Bible éclairée de Stan Laurdry (300 dollars : c'est moins cher que le revolver Tommy Spunk, l'arme efficace contre les anarpsychopathes...). Pierre Suragne peut se dispenser de toute analyse sociologique ou écologique. On est en terrain connu. Une note brève, de loin en loin, suffit. « La loi qui interdisait de se servir de l'eau pour arroser les plantes ou pour laver la vaisselle, les vêtements, cette loi datait maintenant d'une bonne trentaine d'années » (p. 26). Les « douches d'air » qui nous étaient présentées dans la SF optimiste comme le comble du progrès sont ici une conséquence du manque d'eau sur la planète.
Le style est vif, nerveux, tendu — non sans quelques négligences. Quel dommage que Pierre Suragne s'oblige à écrire si vite... Quand il prend la peine de décrire un paysage, cela donne à l'occasion une petite merveille du genre : « C'était de nouveau cette double rangée de bungalows blancs, avec les petites cours, les grappes d'enfants qui jouaient en silence, les silhouettes transparentes des vieillards dans l'ombre grumeleuse des vérandas couvertes de vigne vierge sèche » (p. 32).
Sans être une réussite totale — et il n'en est pas si loin — Mais si les papillons trichent marque un nouveau pas en avant de Pierre Suragne et s'inscrit parmi les quatre ou cinq meilleurs livres publiés dans la collection « Anticipation » du Fleuve Noir.
Et, comme dirait Philip K. Dick, cela ne fait que commencer.
Michel JEURY
Première parution : 1/8/1974 dans Fiction 248
Mise en ligne le : 9/6/2015