Nous souffrons de la malédiction qui était celle du baron Frankenstein dans le roman de Mary Shelley : en voulant contrôler trop, nous avons perdu le contrôle de nous-mêmes.
Le 22 août 2020, Joseph Bodenland écrit à sa femme Mina : « Où étais-tu hier, je me le demande ? Le ranch, avec toute sa cargaison d'êtres humains — catégorie dans laquelle j'inclus ces êtres surnaturels, nos petits-enfants — a passé toute la journée d'hier et une bonne partie du jour précédent dans un morceau attardé d'ailleurs que je présume être l'Europe médiévale ! C'était notre premier aperçu d'un Glissement Temporel important. »
Le 25 août, il disparaît, projeté à Genève en 1816, au temps de Shelley, de Lord Byron, du baron Victor Frankenstein et de sa créature.
Brian Aldiss, l'un des plus brillants parmi les « modernes » de la science-fiction anglaise, auteur de Sans escale, du Monde Vert, et de L'heure de 80 minutes, a réussi avec Frankestein délivré ou le nouveau Prométhée déchainé à concilier l'épique, le poétique et le lyrisme du voyage dans le temps avec une étonnante réflexion sur la création et le réel.
Parmi tant d'autres, une réédition d'un ouvrage paru en 1975 chez Opta, dans lequel Aldiss montre une fois de plus qu'il sait peindre une fresque admirable. Derrière la beauté des images, baroques et romantiques, et des climats puissamment évocateurs, se cache une histoire : celle, surréaliste, de Joe Bodenland, grand-père tranquille de 2020 transporté à la suite d'un Glissement Temporel en Suisse en 1816 (avec sa voiture) où il retrouvera une seconde jeunesse et rencontrera Victor Frankenstein (et son monstre !) Lord Byron et Mary Shelley, auteur du célèbre roman « Frankenstein »... Mais le Glissement Temporel crée des ondes de choc, et la Suisse paisible de 1816 bascule dans le futur et le délire, transformant le grand-père du début en héros aussi implacable que le (s) monstre (s) qu'il traque.
Outre l'histoire, on trouve des considérations pertinentes sur la science, telles que : le savant est-il responsable de ses propres découvertes et/ou inventions, et de leur utilisation ? (« La responsabilité de pontifier sur des considérations morales appartient à d'autres que moi ; je ne peux m'intéresser qu'au progrès des connaissances », dit Victor Frankenstein p. 181) Ou bien : en dépit des progrès qu'elle a permis, la science n'a-t-elle pas autant — sinon plus — contribué à l'aliénation de l'homme, par son rationalisme outrancier, que la religion, par son obscurantisme intransigeant ? « Mais la science organisée s'était alliée au gros commerce et au gouvernement ; elle ne s'intéressait pas à l'individu — elle ne s'occupait que des statistiques ! (...) De même qu'elle avait graduellement érodé la liberté du temps, la science avait érodé la liberté de croyance. Tout ce qui ne pouvait être prouvé en laboratoire par des méthodes scientifiques (...) était débouté. » p. 195). Mais pourquoi en parler au passé ? N'est-ce pas très actuel ?
Malgré quelques petits « glissements contextuels » (Joe Bodenland se déplace un peu trop facilement en voiture dans un XIXe siècle qu'il a l'air de très bien connaître, et Aldiss oublie parfois qu'on est censé lire un enregistrement de son journal) et deux ou trois scènes cocasses (le monstre de Frankenstein récitant des vers de Milton (p. 200) ou se prosternant devant son créateur qui le réprimande pour un meurtre) ce roman/fresque séduira les amateurs de Mary Shelley, ou simplement de SF et de fantastique — mêlés.