Les villes invisibles. « Il n'est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte quand il lui décrit les villes qu'il a visitées dans le cours de ses ambassades » : c'est ainsi que commence cette relation de voyages dans des villes qui n'ont leur place sur aucun atlas. L'exotisme n'y est pas seulement géographique : on ne sait à quel passé ou présent ou futur appartiennent ces cités qui portent chacune le nom d'une femme. Au début, foisonnent les signes d'un Orient fabuleux, celui du Livre des Merveilles ou des Mille et une Nuits ; puis, peu à peu, le répertoire se modifie et reconduit le lecteur au milieu d'une mégapolis contemporaine près de recouvrir la planète. Et tout au long passent des villes qui ne peuvent exister qu'en rêve : filiformes, punctiformes, dédoublées, effacées.
A la manière des compilations géographiques médiévales, ces nouvelles d'un monde qu'un Grand Khan mélancolique reçoit de la bouche d'un Marco Polo visionnaire, forment un catalogue d'emblèmes.
Dans l'organisation insolite ou fantastique de leurs abords ou de leurs rues, de leur croissance ou de leurs moeurs, les villes disent — comme en rêve, en tableau ou en apologue — ce que sont, pour leurs habitants, le nom, la mémoire, le désir, le temps, le regard ou le savoir.
Critiques
Le grand écrivain italien Italo Calvino a commencé une discrète percée dans le champ spécialisé de la SF avec la réédition de son recueil Cosmicomics dans le Livre de Poche/SF, précédée par la publication d'une nouvelle dans la première série de la revue Futurs. Du coup, il devient urgent de repêcher pour le lecteur de Fiction quelques-uns de ses chefs-d'œuvre curieusement méconnus. D'autant que Calvino est un auteur de fantastique moderne à placer au niveau d'un Borges ou d'un Buzzati. Alors, pourquoi cette ignorance du lecteur spécialisé (même l'excellent numéro d'Europe sur les Fantastiques le néglige) ? La sophistication de la forme ? Cela n'empêche pas de nombreux amateurs d'annexer William Burroughs, beaucoup moins « lisible » encore que Calvino. Peut-être est-ce parce que Calvino n'est pas américain ! Mais Buzzati non plus. Alors ?
Une explication possible : Calvino est un écrivain à multiples facettes, il aborde successivement : la littérature classique italienne, le conte philosophique, la « préhistoire-science-fiction » (désignation à mon sens erronée) et le fantastique moderne. D'où la difficulté de faire de son œuvre un produit, de lui coller sur le dos une image de marque gui lui permette de faire son petit trou dans le jeu de l'offre et de la demande. Peu importe. Simplement, après Cosmicomics, il faudrait attirer l'attention sur sa suite, Temps zéro, et surtout sur Les villes invisibles, pièce maîtresse et livre clé du fantastique moderne (édité en France en 1974). Charge au lecteur d'aller ensuite découvrir Aventures ou Le château des destins croisés.
Les villes invisibles se présentent sous la forme d'un dialogue entre un Khan et Marco Polo, entrecoupé par une série (soigneusement ordonnée) de descriptions de villes appartenant à l'Empire du Grand Khan. Chacune d'elles porte le nom d'une femme et s'inscrit d'abord dans le décor exotique d'un Orient mythique pour se modifier peu à peu et entrer dans le champ des mégalopoles contemporaines. Evoquées en une ou deux pages, les villes apparaissent comme autant de points distribués dans un espace sans limite et sans dimension. Elles se distinguent les unes des autres non par une localisation précise mais par une collection de signes fantastiques ou merveilleux, dont la permutation et l'évolution sont l'enjeu du livre. Les coiffant toutes, la ville moderne se définira par son infinité de périphéries (à la façon des peaux successives d'un oignon). Ainsi, à la lumière des explications métaphoriques du voyageur Marco Polo, nous assistons à la désagrégation de notre perception du monde, qui va se réduire à un pur univers signalétique. D'où le fantastique, qui naît de l'assimilation de l'espace réel à l'espace du langage. Qu'est-ce alors que la réalité ? Calvino rejoint Ballard . « Notre univers est gouverné par des fictions de toute sorte » (Crash ! ) mais sur le mode de l'interrogation métaphysique. De même dans Cosmicomics, Calvino (en un passage, typique du fantastique, de la métaphore au littéral) avait-il fait fonctionner les représentations mathématiques et géométriques actuelles de l'espace dont l'interaction avec notre système de pensée produit une sorte de vertige conceptuel.
Puisque les éditions du Seuil, qui ont traduit en France le meilleur de Calvino, disposent à présent d'une collection de poche, il serait tout à fait opportun d'envisager sa réédition. A l'heure où le « thriller surnaturel » se taille un certain succès, il faut que les amateurs sachent qu'un Calvino leur offre des ivresses littéraires autrement plus fortes et modernes !