Michael MOORCOCK Titre original : Behold the Man, 1969 Première parution : Angleterre, Londres : Allison & Busby, mars 1969 Cycle : Karl Glogauer vol. 1
LA PROUE / LA TÊTE DE FEUILLES
, coll. Outrepart n° 3 Dépôt légal : 1er trimestre 1972 Première édition Roman, 200 pages ISBN : néant Genre : Science-Fiction
Michael Moorcock, en cinq ans à peine, est passé de l' « Heroic Fantasy » à la « New Thing », d'Edgar Rice Burroughs à un genre d'écriture qu'il a beaucoup contribué lui-même à établir en dirigeant la revue anglaise « New Worlds » depuis 1963. Un genre malaisé à définir mais qui hausse sensiblement le niveau littéraire de la science-fiction, d'une part, en tenant compte des conquêtes actuelles de la littérature (du surréalisme au structuralisme) et, d'autre part, en collant de plus près à la réalité bouillonnante de notre temps par un engagement souvent méritoire.
Les jeunes auteurs de cette « école » — Norman Kagan, Samuel R. Delany, Thomas M. Disch, Harlan Ellison — et quelques Anglais plus mûrs comme J.G. Ballard et Brian Aldiss, se reconnaissent à un ton neuf et à l'insertion de leurs oeuvres dans la littérature.
Juste retour des choses, la littérature s'intéresse de plus en plus à la science-fiction, à tel point que le temps vient où l'on ne peut plus faire de différence.
VOICI L'HOMME est un roman dans lequel le Christ n'est pas un surhomme, dans lequel un homme faible, de notre époque, envahi de complexes, part à Sa recherche pour découvrir une énigme. Il n'est plus possible d'être un héros, ni même un saint, mais on peut mourir pour la vérité, même si c'est un mensonge. Michael Moorcock a écrit là un nouvel Evangile qui, s'il choque, aura atteint un de ses buts.
Critiques
Paru tout d'abord sous la forme d'une novella dans le magazine New Worlds, ce texte obtint le Nebula en 1967 avant d'être publié sous sa forme romanesque actuelle en 1969 chez Allison & Busby.
Dédié à Tom Disch, ce roman a fait évidemment grand bruit lors de sa publication et a largement contribué à la réputation de son auteur, que nous ne commençons qu'à découvrir en France. Malheureusement, Behold the man a mal passé, sinon la Manche, du moins les Alpes.
Pierre Versins est-il devenu l'homme-orchestre de la science-fiction ? On pourrait le croire aisément. Que M. Versins dirige une collection, fasse des préfaces aux livres qu'il y édite et se publie lui-même, tout cela n'est pas très grave. Le danger intervient quand il se charge également de traduire (et très certainement aussi de faire les corrections). Après avoir éborgné Simak et torturé Farmer, M. Versins s'en prend maintenant à Moorcock, qui n'en peut mais. Sa traduction est un bain de culture d'approximations et d'interprétations vraiment très personnelles ; ce qui est fort désagréable à la lecture, comme l'on peut s'en douter. N'oublions pas non plus les contresens ou faux sens gentiment parsemés ça et là M. Versins a fort adroitement changé son titre français au dernier moment. « Behold the man » est une citation biblique dont l'équivalent latin est le célèbre « ecce homo », ce qui signifie exactement « voici l'homme ». Pour un peu, ce roman se serait vu affublé du titre faux à tous points de vue de « Par-delà l'homme ». M. Versins avait tout simplement confondu les deux mots anglais beyond = au-delà, et behold = voir, voici. Enfin, ne soyons pas méchant. Tout le monde peut se tromper, et il n'est pas donné à tous les traducteurs de bien connaître la langue qu'ils traduisent.
Le lecteur aura certainement compris qu'il aurait grand intérêt à lire ce roman dans le texte original — s'il en a la possibilité. Pour notre part, c'est ce que nous avons fait dans l'optique de cette critique.
Il nous semble particulièrement intéressant de replacer ce roman dans le reste de l'œuvre de l'auteur et non de l'étudier comme un tout.
Ce livre est un des sommets romanesques de Moorcock au même titre que la saga d'Elric de Melniboné ou les aventures de Jerry Cornélius. C'est bien dans ce livre, comme nous le verrons plus tard, que Moorcock prouve le plus son originalité en tant qu'auteur et en tant qu'homme.
Le voyage dans le temps est un des thèmes les plus chéris de la SF ; le Christ est l'objet d'œuvres aussi nombreuses que diverses, tant chrétiennes que païennes, sinon impies. Voici l'homme traite justement du Christ et du changement d'époques. Il traite aussi de l'amour, de la psychanalyse, que sais-je d'autre. Tous sujets bien polis, bien connus. Ce roman pourrait facilement être un fatras de lieux communs. Il n'en est rien.
Le thème de ce livre est puissant sous tous les aspects. L'élément brutal de l'auto-compassion de Glogauer est parfaitement mené d'un bout à l'autre de l'œuvre. Certaines scènes sont absolument étonnantes : par exemple, quand Glogauer découvre que Marie n'est qu'une demi-putain. On pourrait d'autre part reprocher à l'auteur le caractère un peu flou des personnages environnant Karl Glogauer — à l'exception évidemment de saint Jean-Baptiste et de Monica ; mais c'est justement leur manque de netteté — volontaire de la part de l'auteur — qui met au premier plan la figure hautement puissante du Baptiste et le caractère bien réel de Monica. La prose de Moorcock sait parfaitement s'adapter au passage incessant d'une époque à l'autre Le rythme de la phrase s'accélère proportionnellement à l'augmentation de l'entropie humaine et divine de Glogauer et de Jésus-Christ.
Mais venons-en maintenant au côté philosophique de Voici l'homme.
La lutte de l'homme est une des constantes fondamentales de l'œuvre de Moorcock (lutte contre soi-même, contre les hommes, contre les dieux, etc.). Mais cette lutte n'est pas gratuite et est toujours accompagnée d'une certaine quête de l'Idéal. Chaque personnage de Moorcock possède son propre but qu'il cherche à atteindre, que ce soit Elric, Erekosë, Jerry Cornélius, Konrad Arflane, Karl Glogauer... Moorcock pense que tous ses personnages sont à la recherche de Tanelorn. A l'origine, Tanelorn est une cité fabuleuse qui hante la vie d'Elric de Melniboné, mais dans Phœnix in obsidian, par exemple, elle devient le symbole des aspirations de chacun. Personne ne peut dire où se trouve la Tanelorn d'un autre homme. Chacun doit donner sa réponse personnelle. Tanelorn est le but final de l'homme : c'est pourquoi il y a des centaines de Tanelorn, toutes situées dans les multivers de la création — les multivers représentent quelque chose de bien plus élaboré et de bien plus complexe que les univers que nous connaissons ; ils seraient l'ensemble mathématique de tous les continuums spatio-temporels existant réellement. Chacune de ces Tanelorn représente une partie de quelque chose de bien supérieur que nous ne connaissons pas mais qui est peut-être le sens profond de l'existence de l'humanité.
Nous pouvons trouver dans presque chaque livre de Michael Moorcock une opposition homme/femme comme partie de la situation dramatique de l'ouvrage. En voici quelques exemples :
Le Navire des glaces 1 — Konrad Arflane — Ulrica Ulsenn
Voici l'homme — Karl Glogauer — Monica
The twillght man — Clovis Marca — Fastina
The eternal champion — Erekosë — Ermizhad
Stormbringer — Elric — Zarozinia
etc.
Cependant, bien que l'homme soit toujours le « héros » de l'histoire, la femme ne joue pas toujours le même rôle. Elle peut représenter soit le but de la lutte de l'homme, soit la raison de cette lutte, soit encore une partie de la lutte.
Dans Le Navire des glaces, le capitaine Arflane semble oublier toutes ses règles morales pour posséder la femme qu'il aime. Il devient plus brutal envers son équipage et ses officiers et met finalement aux fers le mari de celle qu'il veut faire sienne. Nous pourrions croire qu'Arflane a perdu le sens de sa mission et qu'il a oublié le but qu'il s'est assigné. Pourtant, Ulrica sera libre de partir et Arflane restera seul dans New York.
Dans Voici l'homme, Karl Glogauer, petit employé juif, est trop lâche pour faire seul « quelque chose de grand ». Le rôle que Monica joue ne consiste qu'à l'aider à prendre conscience de lui-même, à vaincre son apathie et à essayer d'atteindre son but final. Ce processus ne se révèle chez les deux personnages que d'une manière assez inconsciente, mais Glogauer atteindra à la fin du roman un sommet d'intensité dramatique qui ne peut se terminer que dans la mort.
Dans Stormbringer, Elric doit combattre les armées et les créatures du Chaos pour libérer Zarozinia. Finalement, Zarozinia mourra, transformée en une larve immonde, et Elric sera détruit bien qu'ayant rempli sa mission.
Nous voyons donc dans ces trois livres que la femme est chaque fois oubliée à la fin de l'histoire. C'est l'homme seul qui peut atteindre le but final. Pour ces trois « héros », Tanelorn n'est pas la Cité de Vénus. Quelle que soit l'importance que l'amour tienne dans l'œuvre de Moorcock, ce n'est pas lui qui représente le but de la quête spirituelle ou physique qu'effectuent le capitaine Arflane, Karl Glogauer et Elric de Melniboné Ces trois hommes recherchent quelque chose de bien plus lointain et de bien plus compliqué.
Revoyons maintenant ces trois ouvrages sous une optique légèrement différente.
Dans Le Navire des glaces, le capitaine Arflane se demande pourquoi il a tant changé, pourquoi il a accepté le commandement d'un navire appartenant à une cité étrangère et pourquoi il est devenu si dur envers ses compagnons. Il pense pendant toute une partie du livre que toutes ses étranges actions sont motivées par son désir de posséder Ulrica. Mais, quand il comprend que toutes les choses en lesquelles il avait l'habitude de croire sont fausses et que la religion de la Glace-Mère n'est qu'un mythe, il quitte tout ce qu'il a aimé — y compris Ulrica — pour essayer de découvrir, après la vérité générale, sa propre vérité individuelle. Toutes les aventures qu'il a vécues depuis plusieurs mois ont détruit l'opinion bien nette qu'il avait de lui-même ; — c'est pour cela qu'il désire découvrir qui il est réellement.
Dans Voici l'homme, Glogauer ne va pas exactement vers sa destinée mais vers l'idée qu'il se fait de celle-ci. De plus, il est prisonnier de tout un système de fierté, de mysticisme et d'obligations qui le pousse là où il ne voudrait peut-être pas aller. Après tous les rôles qu'il a essayés de jouer pendant sa vie — fan de rock and roll, choriste, gigolo, libraire, etc... — l'identification avec le Christ est au moins quelque chose de définitif puisque la mort sera la conséquence de cette quête. Avec les problèmes que posent ordinairement les voyages dans le temps, nous ne pouvons pas savoir si Glogauer est réellement le Christ ou si ce n'est qu'une autre identification — ce qui situerait peut-être la partie biblique de l'ouvrage dans un univers parallèle. Peut-être Glogauer a-t-il vraiment découvert qui il était et trouvé, à la différence du capitaine Arflane, sa propre Tanelorn...
Dans Stormbringer, Elric de Melniboné, qui n'a jamais vraiment su pourquoi il combattait, meurt et comprend alors qu'il a toujours été destiné à cette fin. Tous ses combats, tous les hommes qu'il a tués, même les amis qui ont donné leur vie et leur âme pour le sauver, même Zarozinia et Tristelune, son éternel compagnon, tous ceux-là n'étaient que des instruments utilisés pour mener Elric vers une « fin convenable ». Car la mort d'Elric n'est pas absurde : elle servira à créer un monde dans lequel la justice existera et où le Chaos aura disparu.
Dans ces deux derniers ouvrages, la Mort est la conclusion de la quête du héros. Moorcock aurait là une vision bien pessimiste de la vie. La mort ne serait que le seul moyen à la disposition du héros pour remplir le contrat que la Destinée lui a depuis longtemps fixé. Ce que le héros croit être la fin de sa quête ne serait qu'une étape sur le chemin du destin. Le héros lui-même ne serait qu'un instrument utilisé dans l'accomplissement de ce plan : il deviendrait alors un anti-héros La weltanschaung moorcockienne serait donc particulièrement sombre : tout ce que l'homme recherche ne lui appartient pas vraiment ; nos désirs ne sont que des illusions, ils n'existent pas primitivement en nous mais y ont été placés par une puissance supérieure pour nous obliger à accomplir certaines actions ; l'amour, l'amitié, la lutte et la mort ne sont que les maillons d'une grande chaîne. L'homme cependant n'est pas absolument un néant puisqu'il a un rôle à jouer et c'est ce qui lui donne l'espoir et la force de vivre. Mais il n'est plus le Créateur qu'il croyait être ; il n'est qu'un instrument dans la main de la Création.
L'œuvre de Moorcock est particulièrement importante dans la littérature moderne — et non uniquement dans le champ malheureusement restreint de la SF. Le héros moorcockien est exactement la synthèse du personnage existentiel et du super-homme cher à la SF et à l'heroic fantasy. Ce qui est étonnant et vraiment capital est que Moorcock parvienne à créer deux types différents, même fondamentalement opposés, de cette synthèse littéraire et métaphysique.
Ce sera d'un côté Elric le Nécromancien, qui dirige les hommes et commande les dieux ; mais qui sera pourtant détruit absurdement dans la main du Destin.
Ce sera d'un autre côté Karl Glogauer, dont l'envergure humaine ne dépasse pas celle du personnage-clef de la Nausée ou de l'Etranger mais qui deviendra par sa mort un mythe pour l'humanité tout entière.
L'homme n'est donc pas la somme de tous ses actes quand la mort viendra tirer un grand trait et faire l'addition ultime ; il n'est pas non plus le jouet passif et. impersonnel de l'humanité. Il est pour Michael Moorcock la synthèse de tout cela, une synthèse absolument originale dans la littérature d'aujourd'hui.
Il est bien évident qu'une oeuvre de cette importance sera d'un côté haïe et déchirée tandis qu'elle sera de l'autre portée aux nues et donnée en exemple. Moorcock a reçu un nombre incroyable de lettres lui reprochant son personnage de Karl Glogauer La polémique serait de quelque valeur si ces lettres s'appuyaient sur de profonds concepts philosophiques ou littéraires. Malheureusement — ou heureusement — il n'en est rien, et nous tenons à citer en exemple cette lettre que Moorcock recevait en octobre 1970 de Mademoiselle Amy E. Lee Pettit habitant à San Angelo, Texas.
« Monsieur, je ne peux me retenir de vous dire à quel point j'ai trouvé votre livre, Voici l'homme, dépravé et absolument insauvable. Je l'avais acheté pour un de mes étudiants et l'ai d'abord parcouru. Il est alors allé tout droit dans la boîte à ordures. Vous êtes l'exemple typique de celui qui n'a pas vécu et ne peut donc pas décrire la vie comme elle est vraiment. Puisse le Christ que vous avez cherché à diminuer vous pardonner. Puissiez-vous le rencontrer et découvrir ce qu'est la vie véritable. Sincèrement... »
Il est évident que c'est tout le parallélisme établi par Moorcock entre le mysticisme et la sexualité qui a dérangé certains lecteurs. Ce n'est pas là une manoeuvre inconsciente de la part de l'auteur mais une volonté bien définie de montrer l'interaction de ces deux manifestations chez un adolescent.
Ce parallélisme est aussi représenté par toute une symbolique dont l'exemple le plus frappant est celui des croix -de bois et des croix d'argent qui représentent hommes et femmes ; la forme et l'atmosphère de la machine à se déplacer dans le temps sont celles d'une matrice ; la crucifixion est l'apothéose du Dieu mais la cause d'une érection pour l'homme... Les exemples pourraient être multipliés ad infinitum... 2
Une lecture de ce roman ne surfit pas Chaque relecture mettra en valeur tel ou tel aspect qui aura échappé précédemment. Telle ou telle notion ou idée pourra être dépistée tout au long de l'œuvre. L'infime détail apparaître qui remettra en lumière tout un aspect du livre que l'on croyait élucidé. Vraiment, une telle œuvre mériterait une meilleure présentation dans notre pays, que ce soit au niveau de la traduction ou à celui de l'édition — une publication en édition de poche s'imposerait absolument — nous pensons à ce sujet aux louables entreprises des éditions J'ai lu et de Jacques Sadoul. Essayons de faire avec ce qui nous, est proposé ; mais puisse cette lecture nous aider à découvrir non seulement un très grand écrivain mais aussi nous-mêmes.
Notes :
1. A paraître au C.L.A. 2. Voir à ce sujet l'interview de Michael Moorcock publiée dans Galaxie 82, mars 1971.
Glogauer est un raté chronique : toutes les belles occasions que la vie lui a offertes, il s’est employé à les gâcher avec un acharnement masochiste d’une redoutable efficacité. Pleurnichard, incapable de la moindre action positive, sans cesse occupé à s’auto-analyser et à tenter maladroitement d’attirer l’attention sur lui, il ne suscite aucune sympathie et s’enfonce dans l’échec. Ses seules excuses : il n’ a pas eu de père et n’a jamais réussi à capter l’affection de sa mère. Pour lui, ce terrible déficit affectif est lié, sans nul doute, à quelque Faute originelle qu’il a commise, et dont il se châtie par la mortification de la désillusion quotidienne.
Qui dit Faute dit Rédemption : armé de telles idées, Glogauer est mûr pour fricoter avec force sectes et fréquenter toutes sortes d’illuminés. Mais finalement, n’est-ce pas encore la religion du Christ qui répond le mieux à ses attentes ? Dès cette découverte, notre anti-héros devient un véritable obsédé de Jésus. Ecœuré par une dernière trahison amoureuse (dont bien sûr il est en grande partie responsable !), il n’hésite pas à s’embarquer à bord de la machine temporelle d’un bricoleur de génie. Direction : l’an 28 de notre ère. Le but de Glogauer est de rencontrer le Messie et d’assister à la crucifixion, mais à son arrivée, personne n’a entendu parler de Jésus. L’avorton qu’après quelques déboires il découvre à Nazareth chez un charpentier nommé Joseph, époux d’une certaine Marie à la cuisse légère, ne correspond en rien au divin modèle. En revanche, lui, Glogauer, avec son irruption spectaculaire dans un char de feu, ses propos étranges et ses prédictions infaillibles, pourrait très bien faire l’affaire. La dynamique est lancée : Glogauer entre peu à peu dans le rôle du Christ, au point de l’assumer pleinement et de veiller scrupuleusement à la réalisation de tous les événements rapportés par le Nouveau Testament. Jusqu’à l’exécution finale.
La première question que peut se poser le lecteur est : pourquoi diable Moorcock révèle-t-il le seul coup de théâtre de son récit – le Christ et Glogauer ne font qu’un – dès la première page ? Peut-être considère-t-il que tout l’intérêt de son intrigue réside dans les péripéties qui conduiront à ce résultat. Cela se défend.
Quoi qu’il en soit, le roman comporte trois parties bien équilibrées, qui mêlent les souvenirs modernes de Glogauer à ses aventures bibliques. Au fil du récit, les secondes prennent le pas sur les premiers sans les supplanter totalement. La construction, très éclatée, utilise avec bonheur retours en arrière, changements d’époques et de situations, sans que le lecteur soit jamais perdu. C’est la grande force de ce roman : il est bâti de main de maître. De plus, les personnages possèdent une réelle épaisseur et la reconstruction de la pauvre personnalité de Glogauer à partir des fragments de ses souvenirs n’est pas sans intérêt.
Le récit biblique vise à une certaine vérité dans la reconstitution historique. Moorcock a sûrement lu Le Maître et Marguerite de Boulgakov et en a tiré un bon enseignement. Seulement voilà, Moorcock n’est pas Boulgakov, et ses évocations de la vie quotidienne au temps du Christ font bien pâle figure en comparaison, d’autant plus que, dans la troisième partie, l’auteur semble soudain se désintéresser de son histoire, qu’il conte de manière distanciée et condensée, comme s’il avait hâte d’en finir. A la décharge de Moorcock, il faut dire que la faiblesse des scènes bibliques tient aussi à la médiocrité de la traduction française, qui ne rate pas un imparfait du subjonctif, mais souffre de bien des maladresses, voire de quelques bourdes.
Cependant, pour le lecteur actuel, la partie la plus décevante de l’œuvre est sans conteste celle consacrée à la vie moderne de Glogauer : les dialogues « psychanalytiques », les réflexions « profondes » sur l’existence portent la lourde empreinte des modes intellectuelles de la fin des années soixante, ce qui, à moins de les prendre au second degré, les met souvent à la limite du supportable.
Malgré la construction rigoureuse soulignée plus haut, on retire donc de l’ouvrage une impression globale de déséquilibre. En définitive, on conçoit que ce roman ait marqué en son temps par sa conception moderne et son parfum de blasphème, mais il a mal vieilli et ses défauts se sont accusés avec l’âge.
L'intrigue de ce roman est suffisamment connue (il s'agit davantage d'imprégnation que de succès littéraire, l'ouvrage étant indisponible en France depuis près d'un quart de siècle) pour être présente dans tous les articles traitant des paradoxes temporels : Karl Glogauer, désireux de rencontrer le Christ, s'aperçoit que nul prophète n'est apparu et finit par être crucifié en son nom et lieu.
Ce paradoxe serait resté anecdotique si Moorcock n'en avait profité pour livrer une réflexion sur les fondements de la religion et ses rapports avec la sexualité. Ayant reçu une éducation religieuse sévère, axée sur une morale rigide exploitée de façon perverse, Glogauer est un agnostique qui se cherche une identité, épousant modes et courants de façon chaotique, un masochiste prompt à s'apitoyer sur son sort, un mystique sans religion. C'est bien parce que Glogauer se demande qui il est qu'il devient apte à jouer le rôle que les circonstances lui assignent. Le baptême manqué de Jean-Baptiste ne l'investit pas d'une dimension divine mais le vide de son identité humaine, condition par laquelle il lui est désormais possible de franchir les étapes qui le feront Fils de Dieu.
Son intronisation est l'objet d'un malentendu. Parce qu'il cherche Jésus de Nazareth, ceux qui l'ont recueilli comprennent qu'il se nomme ainsi. Poussé par des opposants au joug romain, Glogauer n'accomplit sa destinée messianique que par défaut. Moorcock montre comment la vacuité des prophéties les comble de rencontres et d'événements hasardeux propres à les nourrir et les renforcer.
Outre l'aspect fortuit de la naissance du Christianisme, bien des passages paraîtront impies : Marie se console dans les bras de nombreux hommes, les croix deviennent symbole de sexualité : elles sont d'argent pour les femmes, de bois pour les hommes, passages qui vaudront à Moorcock nombre de lettres d'insultes. Il n'y a pourtant pas dans son roman de volonté de blasphémer, mais de dénuder les fondements des pulsions mystiques, introspection psychanalytique à la recherche d'une vérité qui, si elle abolit Dieu, le remplace par l'homme. Ce n'est pas non plus un hasard si Glogauer se prénomme Karl...
Le Christ, vous connaissez ? Ça m'étonnerait ! Enfin, si vous le dites... Vous savez donc qu'il était juif...
Oui, bien sûr !
...et londonien, né dans la première moitié du siècle dernier — le XX° — connu de l'état civil britannique sous le nom de Karl Glogauer et homosexuel occasionnel. Qu'il arriva donc en Palestine dans les années 30 à bord d'un chronoscape hors d'usage, conformément à la prophétie ainsi que le lui révéla Jean-Baptiste, chef d'une secte essénienne se demandant bien comment il allait pouvoir bouter le Romain hors de Palestine...
Roman iconoclaste par excellence, Voici l'Homme est à replacer dans le contexte historico-littéraire de la fin des années 60. Il est certain qu'aujourd'hui son impact sera moindre qu'à l'époque et pourrait même paraître relativement soft à un jeune public. Par exemple, que le Christ ait eu des relations homosexuelles ne choquera plus de la même manière ; le parfum de scandale s'est évaporé, dissous dans l'évolution des mentalités. Voici l'Homme est donc très proche de la littérature dite générale. Hormis l'outil qu'est le voyage dans le temps, ce n'est pas de la S-F. Construit tout en flashes-back qui promènent le lecteur du passé — le Londres des sixties — au présent — la Palestine de l'an 30 — , c'est un roman facile d'accès, contrairement au cycle « Jerry Cornélius » ou à La Défonce Glogauer, l'autre roman ou Karl apparaît, sans toutefois y être mis en Cène (« Titres SF », Lattès — 1981). Centré sur l'exposition de la personnalité complexée et névrosée de Glogauer, la castration par la mère conduisant à une recherche du masochiste et du martyr est le thème central de ce roman, un thème bien peu S-F. Voici l'Homme se rapproche par nombre d'aspects d'En direct de Golgotha (Fayard) de Gore Vidal qui était, lui, franchement humoristique là où le livre de Moorcock se teinte d'une ironie narquoise mais non moins tranchante.
A moins d'être un cul-bénit, il faut lire Voici l'Homme. Le lire pour ce qu'il vaut, bien sûr, mais aussi comme un œil jeté sur son époque, car c'est un témoignage flamboyant de ce qu'a pu être la contre-culture. Un grand Moorcock qui n'était plus disponible depuis des lustres s'offre de nouveau à nous, profitons-en.
« Il s'appelait Karl Glogauer. Il avait remonté le temps, du milieu du 20ème siècle jusqu'en l'an 28, pour chercher le Christ et assister à sa crucifixion. Maintenant qu'il se trouvait en Terre promise, il venait de rencontrer Jean-Baptiste, le prophète, et déjà il lui parlait de celui qu'il désirait voir et dont l'image le hantait depuis toujours bien qu'il fût incroyant.
Mais Jean le Baptiste le regardait, un rien stupéfait.
Comme si l'on avait à l'instant prononcé le nom de Jésus de Nazareth pour la première fois devant lui... »
Tout commence donc avec un quatrième de couverture plus qu'alléchant, une histoire qui semble sortir des sentiers battus. Mais très vite, le livre de Moorcoock s'avère décevant et inintéressant. Dès la première page, le suspense est brisé et l'on apprend que Karl Glogauer va prendre la place de Jésus dans son « chemin de croix ». Le récit se construit sur une alternance de scènes situées dans les années 30 de notre ère, et de flash-back sur la vie du narrateur, juif névrosé sous l'emprise de sa mère, dont les aventures amoureuses s'achèvent lamentablement, adepte des plaisirs solitaires, bref, un personnage qui rate toute sa vie, y compris ses tentatives de suicide.
L'ouvrage a vraiment tout pour déplaire : aucun suspens, des personnages pas assez creusés, une fin aussi pathétique que le reste de l'histoire, puisque Glogauer, se voulant fort jusqu'au bout de l'épreuve, finira en pleurnichant sur la croix. Moorcoock se contente de nous présenter Jésus comme un raté. Seul avantage, qui a fait que j'ai mené la lecture de ce livre à son terme, sa faible longueur : 180 pages.
Bref, un livre à éviter et qui, à mon sens, n'apporte rien, que l'on soit simplement amateur d'évasion ou que l'on recherche des textes plus profonds et philosophiques. Un exemple de plus (s'il en est besoin) pour nous apprendre à nous méfier des quatrièmes de couverture alléchants.