Publié sous une couverture aussi absurde que laide, le très élégant
Mortal Love doit composer avec un titre français objectivement mal choisi et un non-engagement éditorial flagrant (ni en «
Lunes d'encre », ni en «
Denoël & d'ailleurs », mais enfin pourquoi ?). Le destin de
L'Ensorceleuse semble donc scellé, ce qui est dommage quand on connaît le talent d'Elizabeth Hand et certaines de ses délicieuses nouvelles (à lire notamment dans
Fiction nouvelle mouture, ou dans le numéro 9 de la série des anthologies périodiques
Etoiles Vives). Histoire de compliquer encore un peu plus la chose,
L'Ensorceleuse ne fait pas franchement partie des livres étiquetables.
Fantasy urbaine, un peu, peinture sensible du milieu artistique fin XIX
e siècle, certes, thriller horrifique et/ou merveilleux, aussi... Bref, les qualificatifs ne manquent pas et font de ce roman un excellent moment de lecture, à défaut du chef-d'œuvre espéré. Le style de Hand pose également problème. Très elliptique, essentiellement fondé sur le non-dit, parfois obscur ou carrément hallucinatoire, l'intrigue ne se livre pas facilement. De fait, les lecteurs souffrent quant il s'agit de suivre l'auteur sur un chemin évidemment éthéré. A l'instar de
Robert Holdstock ou même de
Léa Silhol, Elizabeth Hand s'approprie le sacro-saint
petit peuple anglais et l'adapte à ses vues personnelles sur la nature profonde du merveilleux. Dès lors, mécanisme logique, l'impossible acquiert une
présence extraordinaire, et s'il s'accompagne de brumes et d'hallucinations floues, les
sensations éprouvées par les témoins sont d'une extraordinaire
réalité. Constitué de chapitres qui naviguent entre aujourd'hui et la fin du XIX
e siècle, le texte bénéficie largement de ce bon vieux procédé littéraire et passionne suffisamment son lecteur pour lui donner envie d'en savoir plus. Hélas — ou tant mieux — Hand ne donne que très peu de clés. Et la principale est une femme, évidemment surnaturelle, mais aussi très
réelle, dont la passion pour l'art (peinture, poésie, écriture, etc.) lui fait traverser le temps à la recherche de l'essence des choses. Hélas, pour les pauvres mortels qui la côtoient, fréquenter pareille
muse n'est pas sans douleur et conduit souvent à la folie. C'est le cas de Daniel Rowlands, venu à Londres travailler sur le mythe de Tristan et Yseult pour un magazine américain, mais c'est aussi le cas — un siècle plus tôt — d'un peintre en devenir, de quelques poètes et d'un aliéniste qui tient plus du savant fou que d'autre chose. Tous s'autodétruisent au contact de la femme, et cette dernière se consume elle-même au contact de l'Art.
Eternelle parabole sur la douloureuse nécessité artistique,
L'Ensorceleuse est un joli mélange des genres. De par sa construction volontairement éclatée et sa narration volontiers obscure, le roman d'Elizabeth Hand est avant tout déroutant. Mais pour ceux et celles qui acceptent de se faire malmener, le voyage vaut largement le détour. Fluide et évocateur, le style est un régal à lui seul. Et si l'intrigue ne se dévoile pas comme ça, elle en donne suffisamment pour construire une histoire pleine de sens, tout en s'offrant le luxe de se draper dans le mystère le plus aérien. A lire, donc, ne serait-ce que pour découvrir un univers à la fois original et inventif, en attendant les prochaines traductions qu'on espère nombreuses — ce dont il est permis de douter lorsqu'on sait qu'entre son premier roman traduit par chez-nous, l'excellent
L'Eveil de la Lune (cf. critique in
Bifrost n°16), à l'époque chez
Rivages dans la défunte collection «
Fantasy » (avec une reprise en 2001 chez
Pocket «
Terreur », collection tout aussi disparue) et le second,
L'Ensorceleuse, donc, il s'est écoulé... huit années !