S'il est une première chose remarquable avec cette parution chez Sonatine, outre le très bel habillage de l'ouvrage, c'est le difficile équilibre obtenu dans la rédaction de la quatrième de couverture qui parvient à provoquer l'envie avec une très vague idée du contenu et sans (presque) rien en dévoiler. La seconde, ce sont les 540 pages d'un récit qui, justement, gagnent à n'être découvertes que lors de leur lecture. Aussi, donner une image du roman et le commenter en se contentant des premiers paragraphes est-il une gageure. Relevons-la.
Le roman s'ouvre au petit matin en compagnie du narrateur, perdu dans une épaisse forêt, amnésique, apparemment menacé par un assassin et témoin d'un meurtre. La forêt occupe un vaste domaine britannique avec au centre un château, gothique à souhait, dans lequel se déroule l'histoire. Les invités du château, une galerie de personnages qui n'a rien à envier à un roman d'Agatha Christie, s'éveillent et commencent à s'activer pour cette journée au temps maussade. Et dans quelques chapitres, il sera question de boucle temporelle...
Sans trahir davantage la suite du récit, on peut encore ajouter que Stuart Turton signe là un superbe premier roman, qui colle au plus près de ce narrateur qui va devoir percer le brouillard (au sens propre comme au figuré) pour tenter de comprendre qui il est, ce qui lui arrive et ce qui se trame autour de lui. Le style est épuré et le lecteur va suivre chaque pas et chaque pensée de Aiden Bishop (puisqu'il est nommé dans le résumé) ; ses interrogations, ses doutes, ses épreuves, et ses douleurs. Car celui-ci ne connaîtra pas de répit, passant de la panique à la persévérance, de l'abattement à la rébellion contre sa situation.
Difficile d'en dire plus sans en dévoiler davantage. Et donc, si vous n'avez pas lu le livre, vous êtes chaleureusement invité à cesser ici toute lecture. Vraiment. Car si l'on sait déjà qu'il sera question de répétition temporelle, les modalités en sont explicitées à la page 94 : Bishop revit ces vingt-quatre heures dans la peau d'un personnage différent à chaque fois. Le meurtre qui va avoir lieu est la raison de sa présence et il a devant lui huit jours, et donc huit personnalités différentes, pour découvrir le meurtrier.
Or, si l'une des limites du roman policier réside dans ses archétypes, depuis le vieux militaire jusqu'au jeune vaurien de bonne famille, en passant par la séductrice, la vieille chouette indiscrète ou le médecin débonnaire, invariants d'un bout à l'autre de l'histoire, Turton joue ici avec cela en modifiant intelligemment le comportement de Bishop au gré de ses incarnations. Que ce soit par ses capacités physiques ou sa façon de penser, chaque corps va peser sur sa progression d'une manière toute particulière. Et alimenter son questionnement sur sa propre vie. Car l'énigme, classique, se double d'un second questionnement, fantastique celui-ci : quel est ce lieu ? Comment et pourquoi Bishop est-il arrivé ici ? Qui était-il avec d'être amnésique et sensible à des sentiments qui sont en partie ceux de ses hôtes ?
L'enquête va s'avérer particulièrement retorse. On devinera bien un élément ou deux lorsque l'on est adepte du roman à énigme, mais cette journée cache beaucoup de mystères et l'écheveau des relations entre les personnages est particulièrement épais. Et s'il se trouve en deux ou trois occasions que l'on tique sur un horaire étrange, sur un événement qui semble incompatible avec une précédente version, l'ensemble est si précis et si bien ficelé que l'on fait grâce à l'auteur de ce détail et qu'on accepte volontiers l'erreur comme une étourderie personnelle. Qui plus est, Turton sait faire monter la tension jusqu'à un dénouement dont on dira seulement qu'il clôt de belle manière le récit, en démêlant tous les fils, en conservant l'atmosphère des lieux, sans apporter d'élément fantastique ou de science-fiction superflu.
Si vous êtes arrivé jusqu'ici sans avoir lu Les Sept Morts d'Evelyn Hardcastle, malgré les recommandations émises plus haut, réjouissez-vous : il y a encore beaucoup à découvrir sur ce livre qui interroge la mémoire, le jugement, la connaissance de soi ou encore la possibilité de la rédemption. Un roman impressionnant, au sens propre, tant il marque l'esprit et laisse un profond sentiment de mélancolie et un grand vide une fois la dernière page tournée.
David SOULAYROL
Première parution : 9/5/2023 nooSFere