C'est vrai, on ne pense pas assez aux familles des victimes ! Alors, tant qu'à appliquer la peine de mort, si on faisait appel à elles pour « jouer » les bourreaux ? (Meucs). Allumez le feu ! Mais si l'humanité vient tout juste de le découvrir, peut-être vaut-il mieux ne pas l'éteindre... (Le Feu premier). Pour un trou qui s'agrandit dans la couche d'ozone, même le mariage est à reconsidérer... (Suivant !). Quand on est un employé bien obéissant travaillant dans la grisaille virtuelle, quel plaisir de s'évader dans Avril à Paris !
Préfacé par James Morrow, ce recueil nous fait frissonner de Meucs (Grand Prix de l'Imaginaire) jusqu'à sa dernière braise avec Les ours découvrent le feu, qui a obtenu trois prix (Hugo, Nebula, Theodore Sturgeon Award). Quinze récits. Beaucoup d'humour... noir. Un feu d'artifice d'inventivité !
Né en 1942 dans le Kentucky, Terry Bisson s'en prend vigoureusement à. la peine de mort, au racisme, au libéralisme. Américain à contre-courant des idées reçues, il a rédigé la biographie de Mumia Abu Jamal (ex « Black Panther » condamné à mort pour un crime qu'il n'a pas commis) et s'est publiquement opposé à la guerre contre l'Irak. La satire fait bon ménage avec la tendresse chez ce nouvelliste hors pair, digne successeur de Swift.
1 - James MORROW, Vous allez rire, M. Bisson (Surely you're joking, Mr. Bisson), pages 11 à 14, préface, trad. Gilles GOULLET 2 - Meucs (macs, 1999), pages 15 à 27, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 3 - Ils sont faits de viande (They're Made Out of Meat, 1991), pages 29 à 32, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 4 - Le Virage de l'homme mort (Dead Man's Curve, 1994), pages 33 à 61, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 5 - Cancion auténtica de la vieille Terre (Cancion Autentica de Old Earth, 1992), pages 63 à 67, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 6 - L'Angleterre lève l'ancre (England Underway, 1993), pages 69 à 99, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 7 - Le Feu premier (First Fire, 1998), pages 101 à 117, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 8 - Incident à Oak Ridge (Incident at Oak Ridge, 1998), pages 119 à 147, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 9 - Suivant! (Next, 1992), pages 149 à 159, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 10 - Avril à Paris (An Office Romance, 1997), pages 161 à 180, nouvelle, trad. Jean-Daniel BRÈQUE 11 - Le Joueur (The Player, 1997), pages 181 à 183, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 12 - Choisissez Anne (Press Ann, 1991), pages 185 à 193, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 13 - L'Ombre le sait (The Shadow Knows, 1993), pages 195 à 247, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 14 - Il n'y a pas de morts (There Are No Dead, 1995), pages 249 à 259, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 15 - Dites-leur d'arrêter leurs conneries et d'aller se faire foutre (Tell Them They're Full of Shit and They Should Fuck Off, 1994), pages 261 à 269, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 16 - Les Ours découvrent le feu (Bears Discover Fire, 1990), pages 271 à 286, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 17 - Postface, pages 287 à 289, postface, trad. Gilles GOULLET
Critiques
Terry Bisson se distingue par la variété des ouvrages qui ont été jusqu'à présent publiés chez nous : difficile en effet de trouver un dénominateur commun entre le délirant recueil Echec et maths(Folio), l'exubérante critique sociale qu'est Hank Shapiro au pays de la récup (Denoël), la vision folklorique de l'exploration martienne de Voyage vers la planète rouge (Bélial'), la très sérieuse uchronie Nova Africa (ISF), et la fantasy poétique de Homme qui parle (Bélial') — sans parler d'un certain nombre de novelisations et autres star warseries. Le présent recueil est à l'image de l'œuvre : les nouvelles — publiées originalement sur une période de dix ans — abordent des thèmes forts divers sur des tons qui le sont tout autant, préfigurant souvent les œuvres mentionnées ci-dessus. La variété réside aussi, ce qui est moins heureux, dans la qualité des textes présentés.
Quand Bisson se livre à la critique grinçante, cela donne sans doute les meilleurs textes : « Meucs » (l'auteur, qui n'a jamais caché ses convictions humanistes, extrapole ici sur la peine de mort en imaginant que les clones d'un meurtrier sont livrés à la vindicte des familles des victimes), ou encore « Suivant ! » (un homme noir et une femme blanche désirant se marier sont confrontés à une bureaucratie tatillonne et raciste). Le premier s'avère magistral, le second jubilatoire. Comme dans le roman Hank Shapiro..., les protagonistes sont confrontés à une société absurde sur laquelle ils n'ont aucune prise, sort auquel est également confronté le personnage de la courte nouvelle « Choisissez Anne », en prise avec un distributeur automatique inquisiteur.
Si on est beaucoup moins convaincu par les textes relevant d'une veine plus poétique (« Cancion autentica de la vieille Terre », « Le Joueur », « Avril à Paris »), c'est en revanche lorsque l'auteur mélange les deux styles qu'il donne les textes parmi les plus intéressants du recueil : « Le Virage de l'homme mort », très proche du ton de l'excellent recueil Echec et maths (une improbable singularité, alliant un virage en épingle et une voiture lancée à une vitesse bien précise, donne accès à un autre monde), « L'Angleterre lève l'ancre » (le titre, à prendre au premier degré, se passe de commentaires !), « Le Feu premier » (une machine permet de dater l'ancienneté d'un feu et permettra de remonter jusqu'aux origines de l'humanité), ainsi que « Les Ours découvrent le feu ». A chaque fois, une idée folle présentée sous l'angle d'une pseudo hard science loufoque, des personnages confrontés au merveilleux qui ne s'en émeuvent pas plus que cela... Qu'importe si la fin est souvent prévisible : l'essentiel est ailleurs, et l'on se laisse porter par ce mélange de folie et de tendresse qui caractérise peut-être le mieux Terry Bisson.
A côté de ces petits bijoux, les autres textes font dès lors pâle figure : abordant des thèmes très classiques (principalement le premier contact), manquant de cette « Bisson touch », ils s'avèrent au mieux plaisants (« Ils sont faits de viande »), parfois trop longs (« L'Ombre sait », qui a toutefois le mérite, à l'instar du Voyage vers la planète rouge, de présenter la conquête de l'espace à contre-pied d'une certaine vision triomphante de la S-F classique), voire d'un niveau limite fanzine (« Incident à Oak Ridge », « Il n'y a pas de morts », « Dites leur d'arrêter leurs conneries »).
Mais, ainsi qu'il l'a été mentionné plus haut, les quatorze nouvelles publiées par ISF représentent une dizaine d'années de publication et reflètent, outre la palette des talents de l'auteur, sa progression jusqu'aux œuvres abouties récemment publiées que sont Hank Shapiro... ou Echec et maths. Si Meucs, inégal, ne s'avère pas le meilleur ouvrage de Terry Bisson, il n'en demeure pas moins un recueil savoureux, recelant suffisamment de perles et de bons textes pour qu'on en recommande la lecture.
Avec quinzes nouvelles écrites dans les années 90, dont neuf inédites en français, Imaginaires Sans Frontières nous fait (re)découvrir un phénomène de la science-fiction américaine.
En effet, si beaucoup d'auteurs de SF peuvent prétendre être des écrivains engagés, peu le sont autant que Terry Bisson, qui s'est fait connaître entre autres comme un humaniste militant. Quelques récits présentés ici nous le rappellent avec force, tel l'indescriptible coup de maître Meucs, qui ouvre malheureusement le recueil en risquant de faire fuir le lecteur non averti, du fait de l'incroyable exercice de style qui le caractérise. Car le talent de Bisson ne s'arrête pas à des considérations de fond et si la littérature de l'Imaginaire est rarement investie par d'authentiques stylistes, la plume qui a accouché d'Incident à Oak Ridge, courte pièce de théâtre vouée à n'être jamais représentée, mérite à elle seule le détour. Ce qui représente en outre une difficulté supplémentaire pour le travail de traduction.
À bien des égards, Bisson est un auteur de la diversité. Il manie autant les règles du cyberpunk (Avril à Paris, récit relevé d'une profonde nostalgie) que celles du space opera (Ils sont faits de viande, une réjouissante « short-short ») ou du mainstream à peine coloré d'un trait de science-fiction (Il n'y a pas de morts, impitoyable résumé de quelques vies trop normales). Il sait choisir le ton de la comédie (Choisissez Anne) ou au contraire, souvent d'ailleurs, s'installer dans le registre de l'émotion ou du sentiment (Canciôn auténtica de la vieille Terre, Le Feu premier). Il n'a ni époque ni lieu privilégiés, situant ses actions dans l'espace (Le Joueur), sur la Lune (L'Ombre le sait, une rencontre du quatrième type...), à Londres, à Paris, au Kenya, ou encore dans le Kentucky (Les Ours découvrent le feu, nouvelle sur laquelle l'essentiel, si ce n'est tout, a déjà été dit). Enfin, ses travaux sur la littérature shakespearienne ne l'empêchent pas d'intituler une nouvelle Dites-leur d'arrêter leurs conneries et d'aller se faire foutre (un texte obscur et, contrairement à ce que l'on pourrait penser, plus dérangeant que comique).
On pourra certes relever que ces quinzes récits sont de valeurs inégales, entre l'authentique chef-d'œuvre qu'est Suivant !, réquisitoire sans concession contre le racisme, et des nouvelles qui m'ont paru plus modestes comme Le Virage de l'homme mort ou L'Angleterre lève l'ancre. Mais il faudra reconnaître également qu'aucune ne paraît totalement gratuite car Bisson n'écrit jamais pour ne rien dire, que ce soit dans un récit personnel ou sur commande. Et, diversité aidant, on peut supposer que chacun des textes rencontrera autant de détracteurs que d'admirateurs. Terry Bisson reste un écrivain susceptible de soulever les passions ou de déclencher les polémiques.
On pourrait d'ailleurs en dire autant de la seizième nouvelle (inédite !) qui ne reniera jamais son auteur, tant au niveau du fond que de la forme : Vous allez rire monsieur Bisson, de James Morrow, qui préface l'ouvrage...
Xavier NOY Première parution : 1/9/2003 dans Galaxies 30 Mise en ligne le : 25/11/2008
Terry Bisson bénéficie d'une réputation de nouvelliste hors pair, mais en dehors des nouvelles parues en revue — essentiellement dans Galaxies — ce sont plusieurs de ses romans qui ont d'abord été traduits. Avec la publication successive d'Echecs et maths, chez Folio SF et surtout du présent recueil intitulé Meucs, le lecteur français va enfin pouvoir mesurer pleinement l'originalité du talent de l'auteur, bien meilleur dans ses récits courts. Ses romans, même s'ils sont insolites, intéressantes et de lecture agréable, comme le récent Hank Shapiro au pays de la récup, paraissent d'ailleurs être davantage des nouvelles légèrement étirées que des romans parfaitement aboutis.
Les quinze nouvelles rassemblées dans Meucs — dont neuf inédits — abordent des thèmes, des situations et des formes très variés. Elles ont cependant pour points communs l'originalité de leur inspiration — il est difficile de comparer les œuvres de Bisson à celles d'auteurs récents et il n'est pas absurde d'aller chercher jusqu'à Swift, comme le fait la quatrième de couverture, pour lui trouver un ascendant — , leur qualité tant narrative que formelle, et l'omniprésence d'une formidable ironie tantôt affectueuse, tantôt fort cruelle.
En effet, Bisson utilise souvent la satire pour dénoncer la violence de la société américaine. Son engagement contre la peine de mort se traduit par exemple dans Meucs — la première nouvelle du recueil, Prix Nebula, Prix Locus, Grand Prix de l'Imaginaire — sous une forme indirecte : pour satisfaire le besoin de justice des familles des nombreuses victimes d'un même meurtrier, des clones de celui-ci sont fabriqués en masse et une copie est remis à chaque famille qui pourra torturer et exécuter son exemplaire de la façon qui lui plaira, sachant que le véritable criminel est l'un d'entre eux... Le propos est d'autant plus terrible et efficace que les faits sont rapportés par divers témoins, à la façon d'une enquête journalistique ou d'un documentaire, sans que l'auteur intervienne pour militer ouvertement.
De même, dans Suivant !, Bisson met en scène une étonnante résurgence de l'esclavage des noirs dans une forme génétique : l'amincissement de la couche d'ozone entraînant de nombreux cancers cutanés chez les individus de peau blanche, les gènes des noirs sont considérés comme patrimoine national et les mariages entre personnes de la même couleur sont cette fois interdits ! Un hallucinant renversement de perspective, là aussi présenté sous une forme astucieuse puisqu'il s'agit exclusivement de dialogues, montrant les efforts d'un jeune couple de noirs pour obtenir auprès de l'administration une dérogation afin d'être autorisé à se marier ensemble.
Ailleurs, la satire laisse place à la fantaisie, à la nostalgie, ou encore à la poésie. Trois nouvelles — Ils sont faits de viande, L'Ombre le sait et Dites-leur d'arrêter leurs conneries et d'aller se faire foutre — parlent de premiers contacts extraterrestres et surtout d'incommunicabilité. Incident à Oak Ridge décrit une superbe boucle temporelle. Avril à Paris traite à sa manière de réalité virtuelle... Bref, Bisson touche un peu à tous les thèmes classiques de la SF, mais toujours avec un ton et un humour très personnels.
D'autres textes sont d'ailleurs inclassables. L'Angleterre lève l'ancre raconte la soudaine dérive des îles britanniques qui filent vers l'Atlantique à la vitesse de 2,9 nœuds — en abandonnant derrière elles l'Irlande du Nord qui ne leur a jamais vraiment appartenu. Dans Les Ours découvrent le feu — Prix Hugo et Prix Nebula — de nouvelles baies immangeables par l'homme apparaissent au bord des autoroutes, tandis que les ours arrêtent d'hiberner et allument des feux autour desquelles ils se réunissent pour de longues veillées, annonçant probablement la venue de temps nouveaux...
Dans la plupart de ses textes — comme dans les récits qui composent Echecs et maths — la vie quotidienne occupe toujours une place primordiale, ce qui rend les personnages à la fois un peu excentriques mais aussi profondément attachants. Par exemple, dans Les Ours découvrent le feu, le lecteur aura droit à un cours complet sur la réparation à la main des pneus de voiture, tandis que dans L'Angleterre lève l'ancre, les lectures du principal protagoniste viendront parasiter le récit. Habilement, Bisson réussit à rendre ces digressions parfaitement naturelles et aussi indispensables que le propos central lui-même.
Bref, Meucs est indéniablement le meilleur ouvrage de Terry Bisson paru à ce jour en France, celui par lequel il faut découvrir cet auteur, ou celui qu'il faut lire même si l'on a déjà fait l'expérience d'un des romans précédemment parus, qu'on l'ait apprécié ou non. Un très grand recueil !