De la poussière à la chair - Souvenirs d'une famille d'immortels
Ray BRADBURY Titre original : From the Dust Returned, 2001 Première parution : William Morrow / HarperCollins, 2001 Traduction de Patrick MARCEL Illustration de Guillaume SOREL
DENOËL
(Paris, France), coll. Lunes d'Encre Dépôt légal : octobre 2002 Première édition Roman, 224 pages, catégorie / prix : 18 € ISBN : 2-207-25246-9 Genre : Fantastique
Dans le haut Illinois existe une maison gigantesque qui se dresse là depuis des temps immémoriaux. Ce manoir à la silhouette effrayante abrite une prodigieuse famille de créatures surnaturelles : momies et chats sacrés venus d'Égypte, fantômes, gargouilles, vampires. Mais aussi l'oncle Einar, un géant ailé au caractère bien affirmé, et Cecy, une jeune femme capable de projeter son esprit dans celui d'autrui. Cette famille a recueilli un enfant qui a été abandonné sur le seuil du manoir : Timothy. Ce dernier, fasciné par les membres immortels de sa famille de la nuit, deviendra leur chroniqueur en grandissant et sera le témoin privilégié d'une époque cruelle pour l'humanité, une époque dangereuse pour tout être différent. En effet, un dictateur vient de prendre le pouvoir en Allemagne et il n'est que haine et intolérance.
Ray Bradbury est l'auteur de Fahrenheit 451 et de Chroniques martiennes. Avec De la poussière à la chair..., il signe un de ses romans les plus engagés et en profite pour rendre un fantastique hommage à l'illustrateur Charles Addams (1912-1998), père de la famille éponyme.
De la poussière à la chair est sous-titré Souvenirs d'une famille d'immortels. Dans ce roman paru en 2001, Ray Bradbury revient affectueusement sur la famille de l'Oncle Einar en intégrant les nouvelles déjà parues sur le même thème (dont les deux du recueil Le Pays d'octobre) dans un « nouveau » roman. Les nouvelles d'origines sont reliées entre elles par de courts chapitres de transition. Rien de bien nouveau donc, si ce n'est le plaisir de retrouver, réunis pour la première fois, les récits concernant Timothy, le jeune garçon « normal » adopté par cette famille pas comme les autres, Cecy, une jeune femme capable de projeter son esprit dans celui d'autres personnes, Mille fois Trisaïeule la momie, Oncle Einar bien sûr et tous ces autres personnages pas ordinaires. « Dire que la plupart d'entre eux dormaient le jour et s'adonnaient la nuit à de curieuses tâches n'entamerait même pas leur description » (page 76). C'est l'occasion où jamais de mieux les connaître. Mais attention ! une fois que vous leur aurez ouvert votre esprit, ils ne vous quitteront jamais tout à fait.
Compagnon lecteur, attention : si vous achetez ce livre, que ce ne soit ni alléché par la phrase du sous-titre, « Souvenirs d'une famille d'immortels » — si on a bien affaire à des immortels, cela n'a rien à voir avec une famille de vampires — , ni par la quatrième de couverture. En parlant d'un certain dictateur qui vient de prendre le pouvoir en Allemagne, puis en décrivant ce livre comme étant un des romans les plus engagés de Bradbury, cette dernière biaise et déforme la réalité du livre. Décidément, ça devient une manie chez « Lunes d'encre »...
Un manoir improbable et doué de vie se bâtit tout seul sur une colline en une unique nuit, puis invite au fur et à mesure les membres de la Famille à venir vivre en son sein. Des créatures immortelles et ne vivant que la nuit, qui composent une « Famille » à prendre au sens large, fait d'être surnaturels, d'archétypes, d'objets élevés au rang de dieux et devenu vivants, et bien d'autres encore, la liste est impressionnante et très imaginative. Timothy, un petit garçon de chair et de sang qui fut jadis abandonné sur les marches du manoir, va devenir leur chroniqueur et le témoin involontaire de la fin du manoir.
Que dire de ce court roman fantastico-poétique ? Rien. De la Poussière à la chair ressemble à si méprendre à une jolie boule de Noël ciselée main : c'est beau, sensible et délicat, poétique et nostalgique, féerique... et totalement creux.
Pour constituer ces « souvenirs d'une famille d'immortels », Ray Bradbury a réuni en fix-up six nouvelles parues entre 1945 et 1988. Le lecteur français a donc déjà pu lire une partie de ce roman dans trois recueils, Les Pommes d'or du soleil, Le Pays d'octobre et A l'ouest d'octobre. Ces récits, qui appartiennent à la veine fantastique de l'auteur, sont reliés par un fil conducteur qui n'est autre que le témoignage d'un jeune mortel recueilli par la famille Elliott. Une famille surprenante, car composée de monstres, mais aussi attachante, car ces derniers sont plutôt gentils et toujours décrits avec toujours beaucoup de tendresse. Momies, vampires et succubes y cousinent avec diverses autres créatures plus difficiles à classer : « Mais qui êtes-vous, qui suis-je, qui sommes-nous tous ? Y a-t-il un nom pour cela ? Existe-t-il une forme ? Règne-t-il une ambiance ? Sommes-nous parents des pluies d'automne ? Apparaissons-nous dans les brumes sur les landes marécageuses ? Les brouillards du crépuscule semblent-ils de nature similaire ? Est-ce que nous rôdons, courons ou galopons ? Sommes-nous les ombres sur un mur en ruine ? Sommes-nous les poussières soulevées par un éternuement sur des anges aux ailes brisées juchés au sommet de pierres tombales ?... » (p.123)
Au vu de cette extravagante dynastie, on ne sera pas surpris d'apprendre dans la postface qu'un projet de collaboration entre Ray Bradbury et l'illustrateur Charles Addams, père de la célèbre famille homonyme, a été évoqué à son propos. S'il est dommage que ce projet n'ait pas abouti, en revanche l'intérêt du présent fix-up me semble assez limité, car la succession de ses différents récits peine à trouver une réelle cohérence et un rythme satisfaisant. Quant à affirmer, comme le fait la quatrième de couverture, que De la poussière à la chair... est l'un des « romans les plus engagés » de Bradbury sous prétexte qu'on y évoque le nazisme, cela peut paraître excessif. En effet, les Elliott s'inquiètent davantage de la montée du scepticisme que de celle du nazisme avec lequel elle se confond : « Laisse-moi te confier l'histoire de la marée montante du scepticisme. La dévastation règne sur le monde judéo-chrétien. Le buisson ardent de Moïse ne s'embrase plus. Le Christ au tombeau redoute de sortir, de crainte de ne pas être reconnu par des Thomas incrédules. L'ombre d'Allah fond à midi. Par voie de conséquence, chrétiens et musulmans affrontent un monde déchiré par maintes guerres pour en concrétiser une plus grande encore. » (p.129) Curieux amalgame qui semble accuser l'athéisme de tous les maux !
Certes, le charme du style poétique de Bradbury opère toujours, mais pas davantage, voire plutôt moins, que dans ses nouvelles. On conseillera donc plutôt au lecteur désireux de mieux connaître cet éminent auteur de se tourner en priorité vers l'énorme recueil que publie simultanément la même collection : Trois automnes fantastiques, un volume d'un millier de pages regroupant L'Homme illustré, Le Pays d'octobre et La Foire des ténèbres, trois indispensables volumes précédemment parus en Présence du futur.
Combien de temps faut-il pour écrire un livre ? Ray Bradbury a rédigé Fahrenheit 451 en neuf jours ! De la poussière à la chair lui a en revanche demandé cinquante-cinq ans ! ! ! Allez expliquer ça dans un atelier d'écriture... Mais pourquoi s'en formaliser ? Le livre conte en une série de nouvelles — dont six ont été publiées séparément entre 1945 et 1988 — l'histoire d'une famille d'immortels ; point besoin de se presser pour la narrer...
Quelque part au pays d'Octobre, dans l'Illinois, vit la famille Elliott. Ces cousins de la famille Addams (sur)vivent dans une demeure plutôt singulière : « Le Manoir était une énigme enveloppée dans un secret au sein d'un mystère, car il recelait des silences, tous dissemblables, et des lits, tous de taille différente, parfois dotés de couvercles. » Il y a là Cecy, la « Dormeuse qui Rêve », en permanence étendue, sur un lit de sable, mais dont l'esprit voyage et peut se matérialiser dans n'importe quel être vivant, animal ou végétal ; Mille fois Trisaïeule, momie de la mère de Néfertiti qui ne peut que chuchoter, l'oncle Einar, géant ailé exubérant, un passager blafard et son infirmière, des esprits dans tous les conduits de cheminée et Timothy, dix ans, seul être vivant au milieu de toutes ces créatures que les miroirs ne reflètent pas. Et aussi une seule araignée, un chat isolé, une unique souris. La famille aspire à rester en paix et se cache des hommes, mais elle est bousculée par ses membres les plus extravagants.
Ray Bradbury est un styliste. Son écriture poétique et lyrique s'épanche dans cette succession de brèves nouvelles, qui célèbrent la mort comme ingrédient pour créer le vivant. Prises isolément, ses histoires ont du charme, une grâce nostalgique et surannée. Cependant, elles ne sont pas aussi bien cousues ensemble que les paupières de Mille fois Trisaïeule. Les raccords sont grossiers et les personnages apparaissent et disparaissent sans raison. Ce livre fantastique n'est pas un roman. Il faut prendre ces « souvenirs d'une famille d'immortels » pour ce qu'ils sont : des souffles, des effluves, des caresses, des zéphyrs et se laisser bercer par cet étrange livre d'automne, ce délicat livre d'Halloween empli de revenants, en le lisant avec un doux frisson d'anxiété et en sachant que, devenus incrédules et de plus en plus sceptiques, les hommes ne laissent plus de place à l'imaginaire, menaçant les créatures fantastiques de disparition. Car tel est le message de Ray Bradbury : continuons à raconter des histoires pour que les créations de l'esprit restent vivantes.