OXYMORE
(France), coll. Moirages n° (3) Dépôt légal : juillet 2002 Première édition Anthologie, 320 pages, catégorie / prix : 21,30 € ISBN : 2-913939-18-X Genre : Fantastique
Quatrième de couverture
Quand la Fantasy se projette dans nos cités... que trouve-t-on ?
Des prières à Vénus dans les ailes des colombes, des noyés sur les paliers des maisons, des cirques inquiétants dans les sous-terrains nocturnes, un Leprechaun pot-de-colle, le Prince Charmant chez les avocats, des fées assiégeant Paris, des horloges tournant à l'envers, de la poésie dans les reflets sur les pavés...
1 - Léa SILHOL, A travers, pages 11 à 14, introduction 2 - Peter CROWTHER, La Réponse intrahissable (The Unbetrayable Reply, 1997), pages 15 à 30, nouvelle, trad. Estelle VALLS de GOMIS 3 - Kristine Kathryn RUSCH, L'Étrangeté du jour (Strangeness of the day, 1998), pages 31 à 61, nouvelle, trad. Estelle VALLS de GOMIS 4 - Léo HENRY, L'Arbre de la vie, pages 63 à 71, nouvelle 5 - Charles DE LINT, L'Hiver était rude (Winter was hard, 1991), pages 73 à 94, nouvelle, trad. Sandrine JEHANNO 6 - Fabrice COLIN, Leçon de nuit, pages 95 à 101, nouvelle 7 - luvan, Trolleriet, pages 103 à 114, nouvelle 8 - Jérôme TZAKIRI, Halshinar / Les Shoshinnes, pages 115 à 138, nouvelle 9 - LÉLIO & Julien ROUSSELOT, De La vie, de la mort, de la guerre…, pages 139 à 160, nouvelle 10 - Emma BULL, L'Oiseau siffleur (A bird that whistles, 1989), pages 161 à 180, nouvelle, trad. Mélanie FAZI 11 - Neil GAIMAN, Les Faits concernant le départ de Miss Finch (The Facts in the Case of the Departure of Miss Finch, 1998), pages 181 à 201, nouvelle, trad. Denis LABBÉ 12 - David CATHIAUX, Héritage, pages 203 à 212, nouvelle 13 - Gary A. BRAUNBECK, Le Roi des billes (The marble king, 1997), pages 213 à 236, nouvelle, trad. Mélanie FAZI 14 - Garry KILWORTH, Fiesta gobeline (The Goblin Jag, 1988), pages 237 à 248, nouvelle, trad. SIRE CÉDRIC 15 - Nina Kiriki HOFFMAN, Noyer la nuit avec l'espoir du jour (Drown night with hope of day, 1998), pages 249 à 260, nouvelle, trad. SIRE CÉDRIC 16 - Elisabeth EBORY, Quand il neige…, pages 261 à 271, nouvelle 17 - Claude MAMIER, La Reddition de Paris, pages 273 à 281, nouvelle 18 - Tanith LEE, Tout ce qui brasille (That glisters is, 2000), pages 283 à 301, nouvelle, trad. Estelle VALLS de GOMIS 19 - Léa SILHOL, Comme marchent les ombres, pages 303 à 311, nouvelle
Critiques
Le sous-titre de ce livre le proclame : « L'anthologie de fantasy urbaine ». Outrecuidance ? Pas tant que ça : il s'agit bel et bien de l'unique anthologie de fantasy urbaine jamais parue en France pour le moment. Il était temps !
Et l'éditrice/anthologiste, Léa Silhol, a encore publié ici un ouvrage splendide — aussi bien physiquement que littérairement. Je me demande ce que les lecteurs penseront de ce recueil — sans doute seront-ils un peu surpris. Car la « manière de faire » de la fantasy urbaine n'est certes pas encore entrée dans la culture française. Mais une chose est certaine : c'est une superbe façon que de le faire avec un si beau livre. On est en droit d'admirer le talent mis dans une telle réalisation : pas de doute sur la question, l'Oxymore fait bien certains des plus beaux ouvrages à paraître en France de nos jours.
Quid des nouvelles réunies ici, alors ? Comme d'ordinaire chez l'Oxymore, l'équilibre se fait au sommaire entre de « petits » auteurs anglo-saxons, quelques « pointures » bien connues (ici Neil Gaiman, Tanith Lee et Fabrice Colin, dirons-nous — le statut de Charles de Lint, également cité en couverture, demeurant pour l'instant chez nous assez précaire en l'absence de traduction de ses romans), et des écrivains francophones pour la plupart débutants (Fabrice Colin, déjà cité, et Léa Silhol elle-même exceptés : c'est une des particularité de la maison Oxymore que de se constituer peu à peu une écurie d'auteurs francophone susceptibles de travailler dans des thèmes fantasy/fantastiques encore trop peu connus et pratiqués sur nos rivages).
Je ne saurais me livrer à l'exercice aussi fastidieux que stérile de vous commenter chaque nouvelle l'une après l'autre en détails — notamment parce que nombre des nouvelles présentées fonctionnent d'autant mieux qu'elles sont réunies/confrontées. J'imagine, par exemple, que la beauté fragile de « Quand il neige... » d'Elisabeth Ebory ou de « Héritage » de David Cathiaux pâlirait un peu hors de l'écrin de ces Traverses. Un contexte d'autant plus enrichissant pour le texte d'ouverture, « La Réponse intrahissable » de Peter Crowther : il est là pour ouvrir la thématique, justement, comme les premières notes d'un poème symphonique composé par Léa Silhol.
Je peux cependant vous louer le bonheur qu'il y a de lire des nouvelles telles que celles de Nina Kiriki Hoffman (rien que son titre, déjà : « Noyer la nuit avec l'espoir du jour » — cette autrice est une des plus séduisantes du moment, et sa nouvelle un des sommets de la fantasy moderne, selon moi), de Neil Gaiman (pas assez fantasy selon l'anthologiste ? bah, qu'importe : ces étiquettes ne sont là que pour éclairer un peu le chemin dans la touffeur du bois des lettres), de Claude Mamier (séduisant épisode d'un cycle aux prémisses originales), de Charles de Lint (grand maître de la fantasy urbaine s'il en fut), de Fabrice Colin (somptueusement triste et fascinante), de Tanith Lee (dont je n'aime guère la prose d'ordinaire, pourtant), de Emma Bull (dont il faudrait enfin traduire le roman-culte, War for the Oaks)... Les nouvelles françaises se défendent bien, quoiqu'elles donnent toutes dans une approche plus « poésie en prose » que purement nouvellistique. Le seul presque échec, à mon sens, étant ici celle de Luvan — belle plume mais pas grand-chose à conter.
Allez : découvrez donc ce qu'est cette étrange bête que l'on nomme la « fantasy urbaine » et laissez-vous fasciner. Dans ce contexte plus que dans tout autre, la littérature du merveilleux s'y dévoile comme une grande littérature, justement.
Il existe des livres qu'on prend plaisir à lire, mais dont le souvenir s'efface ; et d'autres qu'on n'oubliera pas, même après plusieurs années. Sans aucun doute, Traverses est de ceux-là. Cette anthologie est une invitation à retrouver la magie au cœur d'un paysage que nous connaissons bien : la ville. Ainsi qu'à découvrir un courant en plein développement : la fantasy urbaine. En revenant aux racines du genre — le merveilleux, la féerie — et en les mettant en scène dans notre époque quelque peu désenchantée, les contes modernes de Traverses entraînent le lecteur dans un voyage émouvant. Car il s'agit bien d'un voyage, orchestré par Léa Silhol tout au long de ces dix-huit nouvelles qui s'appellent et se répondent, mais qu'il sera malheureusement impossible de toutes citer ici.
La majorité des textes de Traverses privilégient les ambiances ; certaines nouvelles sont même de véritables poèmes en prose (Leçon de nuit de Fabrice Colin et Comme marchent les ombres de Léa Silhol). La poésie des textes de l'anthologie est souvent empreinte de la mélancolie d'un monde merveilleux disparu, ou perdu à notre époque ; on retiendra notamment La Réponse intrahissable de Peter Crowther, une superbe métaphore sur le progrès et la disparition du merveilleux. À moins que la magie ne se soit transformée ; qu'elle sache se dévoiler aujourd'hui à celui qui saura la chercher (L'hiver était rude de Charles de Lint, Trolleriet de Luvan, Tout ce qui brasille de Tanith Lee).
En particulier, les créatures féeriques sont bien présentes ; leur bienveillance est mise en scène dans certains des plus beaux textes de l'anthologie, dont Le Roi des bittes de Gary Braunbeck, chef-d'œuvre de tendresse et de justesse sur l'amitié de deux enfants. On retrouvera bien sûr leur caractère facétieux ou ambivalent, comme dans l'hilarante Fiesta gobeline de Garry Kilworth, ou à l'occasion de la curieuse affaire à laquelle est confrontée l'avocate de L'Étrangeté du jour (Kristine Kathryn Rusch). Ambivalence également avec la thématique du souhait, abordée par deux auteurs : Neil Gaiman, avec Les faits concernant le départ de Miss Finch, mais surtout Nina Kiriki Hoffman dans Noyer la nuit avec l'espoir du jour, une magnifique nouvelle sur la recherche de l'amour. On se souviendra enfin longtemps de La Reddition de Paris de Claude Mamier, où les mythes décident de reconquérir notre monde.
Les textes de l'anthologie sont presque tous d'excellente qualité (un seul est décevant, Halshinar / Les Shoshinnes de Jérôme Tzakiri, en raison d'une conclusion qui laisse une impression d'inachevé). Certains sont de véritables chefs-d'œuvre ; d'autres, très audacieux, sont exigeants. Les amateurs d'épopées héroïques et d'aventures flamboyantes risquent de ne pas se prendre au jeu de Traverses, mais les amoureux d'ambiances intimistes, de poésie tendre ou nostalgique, ou tout simplement, tous ceux qui ont envie de découvrir une fantasy hors des sentiers battus ne doivent pas passer à côté de ce recueil.
Une enfant sauvage recroquevillée dans une cave, une enfant-louve au regard acéré, presque menaçant, mais surtout fascinant, comme porteur d'un ancien mystère... Chez l'Oxymore, le livre est façonné comme un objet d'art et le plaisir commence dès qu'on l'aperçoit, avant même de le feuilleter. Certainement, on n'aurait pu rêver plus belle ni plus signifiante illustration pour la première anthologie de Fantasy urbaine à paraître en France.
Et si l'illustration nous promet une rencontre saisissante, le titre — Traverses — est également tout un programme : prendre un chemin de traverse c'est en quelque sorte s'éloigner des sentiers battus. Et de fait, la Fantasy urbaine est un domaine assez neuf de l'Imaginaire, où l'on peut explorer de nouvelles pistes, faire de nouvelles rencontres, inventer de nouvelles mythologies...
La Fantasy urbaine s'est développée dans les années 1980 et 1990, notamment sous la plume du canadien Charles de Lint dont le roman Moonheart est considéré par André-François Ruaud comme la « première pierre » bien individualisée du sous-genre (in Cartographie du merveilleux, Folio SF). Cet essor récent explique sans doute pourquoi la Fantasy urbaine demeure assez mal connue en France, où l'on signalera surtout le Neverwhere de Neil Gaiman et un roman pour la jeunesse de Fabrice Colin, Les Enfants de la Lune (ces deux auteurs étant naturellement au sommaire de la présente anthologie).
Dans la Fantasy urbaine, la magie surgit bien sûr le plus souvent dans un environnement « urbain », mais le plus important est qu'il s'agisse du monde « moderne », d'un cadre contemporain ou au moins relativement récent (les guerres mondiales par exemple), bref d'un lieu familier, civilisé et rationnel où la magie n'a aucune place « légitime » — au contraire des villes médiévales où les légendes paraissent plus « naturelles ». Cette irruption de la magie révèle généralement l'existence d'un deuxième monde, situé soit dans les sous-sols des cités, sur leurs toits ou encore dans leurs jardins, soit dans une autre dimension accessible par quelque porte astucieusement dérobée.
Comme la Fantasy urbaine se déroule dans un monde d'où la magie est réputée absente ou disparue, il est logique que le premier récit de l'anthologie nous conte cette disparition (La Réponse intrahissable, de Peter Crowther, un bien vilain titre pour une très jolie nouvelle).
Parmi les nouvelles suivantes, plusieurs mettent en scène une errance où de fugitives visions saisissent le narrateur (Leçon de nuit, de Fabrice Colin ; Comme marchent les ombres, de Léa Silhol). La confrontation à des créatures issues d'un monde magique, comme dans L'hiver était rude de Charles de Lint, constitue alors le cœur du récit qui peut se passer de toute autre intrigue : le sentiment éprouvé à cette rencontre, son climat d'étrangeté et surtout la promesse d'une autre vérité — secrètement espérée sans doute — suffisent à engendrer chez le lecteur la sensation d'émerveillement désirée.
Evidemment, si l'on commet l'imprudence d'être incrédule — à l'image du protagoniste de Halshinar/Les Shoshinnes — , cette vérité peut se révéler dangereuse, mais elle recèle toujours une beauté et une poésie qui procurent à la fois l'apaisement — comme si tout à coup l'univers prenait un sens — et la tentation de partir explorer cet ailleurs... Ainsi, bien que l'ambiance soit proche de certains récits fantastiques, on n'éprouve ni malaise ni terreur, bien au contraire.
Avec l'errance et la rencontre, le passage est un autre motif récurrent de l'anthologie : recherche d'une issue pour quitter ce monde (dans Trolleriet, de Luvan, une fée égarée cherche une piste pour rentrer au foyer), disparition plus ou moins volontaire vers un autre monde plus ou moins mystérieux (Les Faits concernant le départ de Miss Finch, de Neil Gaiman ; Halshinar/ Les Shoshinnes, de Jérôme Tzakiri...), passage de l'enfance à l'âge adulte (Le Roi des Billes, de Garry A. Braunbeck), approche de la mort (le très vivant De la Vie, de la Mort, de la Guerre... de Lélio et Julien Rousselot, sur le thème de l'ange-gardien)...
Si le protagoniste est souvent le témoin involontaire de phénomènes qu'il n'aurait pas dû voir, les créatures magiques arrivent parfois dans un but précis. Par exemple dans L'Etrangeté du jour de Kristine Kathryn Rusch, le sorcier Blackstone et son compagnon Sancho Panza ont besoin des services d'une avocate pour mettre fin à une lutte séculaire autour d'une princesse prisonnière d'un cercueil de verre ; dans le tragique Roi des billes — la nouvelle du recueil que je préfère — , la magie ne saura pas protéger un jeune garçon de la cruauté de l'enfance ; dans La Reddition de Paris, les fées ont même des visées de conquête.
Plus que dans l'histoire qu'ils racontent, l'intérêt de la plupart de ces textes réside principalement dans l'atmosphère. Pas de folles aventures, de quête ni d'apprentissage comme dans d'autres domaines plus ressassés de la Fantasy, mais plus volontiers des récits impressionnistes, où priment le style et la poésie.
Ce qui compte avant tout, n'est-ce pas la certitude que la magie couve sous le béton et qu'elle est prête à ressurgir (L'arbre de la vie, de Léo Henry) ? C'est la promesse que nous fait Traverses en explorant magnifiquement différents visages de la Fantasy urbaine, des visages aux regards pénétrants comme ceux d'une enfant-louve...