Dans sa rubrique Coup d'œil chez les éditeurs du Fiction n° 218 de février, mon bouillant confrère Serge-André Bertrand, rendant compte de la publication, dans la série « Ailleurs et Demain/classiques » de deux romans de Jacques Spitz, se plaignait de « cette espèce de pieux hommage que l'on continue de lui rendre périodiquement ». Je ne sais trop ce qu'il entendait par là, ni de qui ou de quelles instances viennent ces hommages périodiques. A ma connaissance, le dernier « hommage » rendu à Spitz le fut, voici deux ans, par la collection Marabout, avec la publication d'un roman certes pas génial mais intéressant, La guerre des mouches. L'hommage fut d'ailleurs à double tranchant, puisque le texte original de Spitz avait été, pour cette occasion, « modernisé » (voir critique dans Fiction n° 202). Nous. avons su depuis lors que cette retouche inadmissible avait été imposée à l'éditeur par le possesseur des droits littéraires de Spitz, ce qui n'enlève rien au scandale de l'affaire mais restitue les responsabilités à leur bonne place. Quoi qu'il en soit, Jacques Spitz reste un de ces « anciens » plus ou moins mythiques que tout jeune amateur de SF a le droit et l'envie de découvrir, fût-ce au prix de certaines déceptions. L'agonie du globe, Les évadés de l'an 4000, L'homme élastique, Les signaux du soleil : autant de titres qui attirent l'œil dans la brève bibliographie de cet auteur français né en 1896 et mort en 1963, et dont l'œuvre fut écrite en grande majorité au cours des années 30 et 40.
Peut-on dire qu'une opinion définitive peut être émise après lecture de L'œil du purgatoire et de L'expérience du Dr Mops ? Certainement pas. D'abord parce que, pour cette publication jumelée, Gérard Klein a choisi deux romans de même nature, traitant d'aberrations visuelles, et se rapprochant plus du fantastique teinté d'un certain surréalisme (mouvement qui tenta d'ailleurs plus directement Spitz à la faveur d'autres ouvrages) que de la SF classique, et souvent cataclysmique, qui reste son domaine de prédilection. Ensuite parce que les deux ouvrages proposés diffèrent grandement par la qualité. Alors que L'œil du purgatoire (1945) est un récit assez fascinant, L'expérience du Dr Mops (1939), qui semble au demeurant être une première version tâtonnante du roman suivant, est d'une affligeante banalité. Commençons donc par cette œuvre, ce qui nous permettra en outre, contrairement à l'organisation du volume, de respecter l'ordre chronologique...
L'expérience du Dr Mops relate le processus du vieillissement artificiel des cellules de la mémoire d'un cerveau humain, ce qui donne au sujet ainsi perturbé une « mémoire de l'avenir ». Cette vision du futur, qui est en accélération constante, passe de quelques secondes à plusieurs années. Dirk, valet-esclave du Dr Mops peut ainsi, dans un premier temps, voir avec vingt secondes d'avance les numéros qui sortiront à la roulette, puis lire dans les journaux du lendemain les cours de la Bourse, ce qui permet au docteur de réaliser quelques fructueuses affaires. Par la suite le malheureux Dirk « verra » la mort de ses proches, puis l'annonce de la guerre à venir, avant d'être rendu muet par sa propre mort qui, appréhendée avec plusieurs années d'avance, coupe le fil de ses rapports effectifs avec le présent.
Le roman est à la fois agaçant et terne. Agaçant parce qu'il se déroule au sein d'un milieu bourgeois reconstitué d'une manière extrêmement artificielle, sans distanciation ni données critiques. Le décor en est Monaco en plein été, avec ciel bleu et villas blanches, et les personnages qui évoluent dans ce tableau idyllique ne nous touchent à aucun moment, tant ils semblent sortis d'un de ces mauvais romans à l'eau de rose dont raffolaient il y a peu les jeunes filles en fleur : le narrateur, Pierre Delambre, est un « colonial » riche et oisif, de retour au pays, qui s'éprend d'Yvane, belle-fille du docteur, lequel habite un luxueux château rempli d'antiquités. Le récit, attaché à ces personnages sans relief qui passent leur temps en bains de mer et en sorties au casino, hésite entre le roman d'amour et le roman touristique, et l'étroitesse de vision de l'auteur (qu'on ne peut croire voulue, concertée dans un but moraliste ou satirique) ne vient en aucun moment en perturber ou en briser le cours.
Terne enfin, parce que beaucoup trop linéaire et sans surprise : c'est à peine si la mort inopinée d'Yvane, annoncée avec une douzaine de jours d'avance par Dirk et survenant de façon inéluctable, vient saupoudrer la carte postale d'un peu d'émotion trop calculée pour être honnête. D'autre part la pirouette finale, qui voudrait nous mettre le doute à l'esprit quant à la réalité de l'expérience de Mops (il a peut-être bluffé, ou alors ce sont les témoins qui, à cause de certaines coïncidences, ont tout imaginé), vient trop tard, fait trop partie d'un ensemble mollasson pour soulever quelque intérêt de dernière heure. En vérité, L'expérience du Dr Mops fait bien partie de ces romans de hall de gare qui foisonnaient entre les deux guerres et qui, sous une forme légèrement érotisée, existent encore aujourd'hui. Tel quel, il peut à la rigueur, et grâce au renom de son auteur, faire figure de curiosité.
L'œil du purgatoire est d'une tout autre classe. La raison la plus apparente, la plus technique, pourrait-on dire, de l'intérêt de ce second ouvrage, est que tes événements évoqués sont vécus par le narrateur, alors que dans L'expérience du Dr Mops celui-ci ne relatait que les fantasmagories d'une tierce personne. Il n'y a plus, dans L'œil du purgatoire, d'écran entre le narrateur et la lecteur, et c'est bien cette appréhension directe du bizarre qui accroche tout de suite notre attention.
Jean Poldonski, peintre raté, devient, contre son gré,. le sujet d'une expérience perpétrée par un vieux laborantin de l'institut Pasteur, Dagerlöff, lequel a mis au point un bouillon de culture de parabacilles qui, infiltrés dans la myéline du cerveau, s'y multiplient et provoquent chez le sujet atteint un phénomène de vision de l'avenir, autrement dit, un « voyage dans la causalité ». Poldonski voit ainsi vieillir les objets et les êtres à un rythme uniformément accéléré, bien que ceux-ci restent, à ses yeux, stabilisés dans l'espace à leur emplacement temporel réel. Le peintre commence donc par voir, dans son assiette, à la place du chateaubriand commandé, « ...une espèce de magma ressemblant comme texture et couleur à ce mâchouillas infect que les enfants mal élevés recrachent sur le bord de leur assiette... » et, dans son verre, « ... un liquide jaunâtre ressemblant à du pipi de chat » : ce sont ses aliments, qu'il n'a pas encore avalés, mais qui ont déjà à ses yeux l'apparence des produits de la digestion.
Plus tard, le mouvement causal s'accélérant, il voit au printemps les feuilles jaunies de l'automne, et les gens qui vieillissent autour de lui, si l'on peut dire, à vue d'œil. Son apparence dans son miroir se modifie de minute en minute sur un rythme qui est celui des années futures qui s'écoulent, et Poldonski assiste ainsi à sa propre mort « Dans la glace, pourtant, quelle vision ! Je crois voir une momie. La peau adhère à la structure osseuse, le cheveu colle à la tempe, des rides creusent des parenthèses multiples de part et d'autre de ma bouche. (...) Horreur ! Je me vois non seulement vieillir, mais le me vois mourir ! Je viens de le comprendre à l'instant même. L'altération de mes traits s'aggrave à une cadence trop rapide, j'y mets du mien, certainement, je veux dire que je me vois en ce jour même où, plus tard, mon visage passant de la vie à la mort parcourra un cycle accéléré de transformations... ( ... ) Mon teint cireux se plombe. Sous mes pommettes étrangement saillantes, des taches cendrées apparaissent qui s'élargissent comme une ombre de fusain sous le doigt qui l'estompe » (pp. 94 et 95).
Cette pantomime macabre est l'occasion, pour l'écrivain, de nous donner ses plus belles pages et, pour le narrateur, de faire étalage d'un humour à froid qui, par instants, évoque Sternberg : « Le dénouement devrait approcher. La mort, c'est trop long, même à l'accéléré. Si dans cinq minutes je ne suis pas mort, je vais allumer une cigarette à l'aveuglette pour tuer le temps... Crèveras-tu, vieille bête ... Mais non, je me défends encore. Je ne vais tout de même par perdre tout mon après-midi à me regarder mourir ! » (p. 96).
Mais, bien que mort (enfin !) dans un futur indéterminé, Poldonski n'en continue pas moins à vivre, tandis qu'autour de lui la dégradation s'accélère : il voit bientôt, dans les berceaux, de petits vieillards décrépits et, dans les rues, des squelettes affairés qui, eux-mêmes « se décomposent à leur tour. Voici maintenant que les cages thoraciques perdent leurs côtes, laissant voir des vides tristes comme ceux des dentures »(p. 112). Bientôt, les éléments aussi durables en apparence que la pierre et le métal se désagrègent, et le peintre a l'illusion d'errer dans une cité dont il entend naturellement les bruits réels, mais dont les structures ne sont plus composées que de l'impalpable poussière du temps, et d'où toute vie a disparu, hormis le passage furtif de formes ectoplasmiques qui sont les pensées moribondes d'une humanité disparue. Mais la vie continue son cours normal et Poldonski, depuis longtemps réduit à l'état de clochard, finit par atteindre le Moment de sa mort véritable, alors que ses yeux, qui ont désormais des milliards d'années d'avance, ne peuvent plus sonder que l'infini vierge d'étoiles retournées au néant.
Ce délire est fascinant parce qu'il obéit à un postulat mené de bout en bout avec une rigueur absolue : traiter l'absurde avec logique. Aussi, L'œil du purgatoire, même s'il peut prêter à des comparaisons avec le surréalisme, ne doit pas y être assimilé. Il n'y a pas là écriture automatique, et si le sujet profond du livre semble bien être l'extériorisation de certains fantasmes morbides (voir sa propre mort et se survivre, évoluer dans une pourriture matérialisée qui est bien évidemment la métaphore de la « pourriture » du monde ou de la société), ces fantasmes sont trop maîtrisés, lis sont couchés sur le papier avec trop de détachement narquois pour qu'ils aient été sortis directement des tripes. Même si L'œil du purgatoire a un fondement schizophrénique, c'est malgré tout un livre très intellectualisé qui ne provoque pas tant l'angoisse ou le dégoût qu'un certain sourire aigre.
Quant à essayer de discerner pourquoi l'auteur a écrit un tel récit, c'est un tout autre problème, qui nécessiterait l'acquisition de données biographiques précises et complètes et demanderait une plongée dans le domaine toujours hasardeux de la « nouvelle critique ». On peut simplement remarquer que, entre L'expérience et L'œil, la guerre a passé, et que les années d'occupation ont peut-être été décisives dans la genèse de l'œuvre. Mais Spitz a une réputation d'homme qui s'est toujours maintenu soigneusement en dehors des affaires sociales et politiques de son temps, ce qui ne permet pas de trancher, en l'absence d'éléments plus décisifs.
Remarquons tout de même que l'auteur, passant d'un roman à l'autre, a abandonné le masque narratif du riche oisif pour celui du rapin sans le sou. Evolution elle aussi significative ? Du côté du lecteur en tout cas, ce changement de « héros » est ressenti de manière positive, car l'identification est toujours plus aisée quand il s'agit d'un miséreux que lorsqu'il est question d'un bourgeois aisé ! N'épiloguons pas sur cette trouble affaire de conscience, mais notons que, même si la description de l'univers du rapin est tout aussi stéréotypée que celle de l'été monégasque, un accord de sympathie vient ici combler le vide désolant que nous laissent les deux heures passées en compagnie de Pierre Delambre — et cela aussi est à mettre à l'actif de L'œil du purgatoire.
Pour me résumer, je dirai que, si l'on peut fort bien se passer de la lecture de L'expérience du Dr Mops, la seule publication de L'œil du purgatoire justifie l'achat de ce volume hybride.
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/7/1972 dans Fiction 223
Mise en ligne le : 1/5/2002