Les essais sur la science-fiction sont trop rares pour ne pas attirer l'attention, surtout lorsque l'auteur est à la fois un universitaire et l'un des principaux acteurs de la SF québécoise. Jean-Marc Gouanvic — qui fonda en 1979 la revue imagine... — publia près d'une dizaine d'anthologies qui firent beaucoup pour la SF francophone et dirigea dans les années quatre-vingt une excellente collection, disparue hélas depuis. Il se consacre aujourd'hui à la recherche universitaire sur la SF.
C'est dire si La science-fiction française au XXe siècle est à la fois l'ouvrage d'un spécialiste et celui d'un défenseur du genre. Mieux : Gouanvic cherche dans l'histoire des précurseurs de la SF moderne une explication à la désaffection persistante des lecteurs français — jusqu'à une date récente où la tendance pourrait avoir commencé à se corriger — pour leurs auteurs nationaux. Il souligne d'ailleurs un paradoxe : « La SF moderne s'est constituée en dehors de la culture française, même si le modèle par excellence de la SF américaine est français (Jules Verne). » Il s'interroge également sur « le traitement discursif que la culture française fait subir aux thèmes de la science-fiction moderne. » Dès le chapitre II, Gouanvic — qui a choisi de s'intéresser à Rosny Aîné, Maurice Renard, Jacques Spitz, B. R. Bruss et Stefan Wul — expose sa thèse : « La science-fiction est un genre littéraire dont l'imaginaire présente une remarquable homogénéité en dépit des apparences. Tendu vers l'altérité, vers l'extériorité tant socio-historique que bio-écologique, l'imaginaire de la science-fiction pourrait être dit 'ouvert' ou 'centrifuge' ; ses topoï sont (...) la généralité du changement, les possibles métamorphoses et l'évocation d'altérités radicales ».
Si les auteurs français ont eu — à de rares exceptions près — du mal à trouver leur public, c'est parce qu'ils ne savaient pas (ou se refusaient) se confronter à l'imaginaire spécifique de la SF. C'est ce qui explique — et non les chiffres de vente, généralement inférieurs, des romans psychologiques — l'évolution rapide d'écrivains français de SF de la décennie quatre-vingt vers la littérature générale.
Gouanvic situe les enjeux : « Dès l'instant où la SF apparaît comme une littérature dotée d'une spécificité générique en voie d'affirmation, elle est fortement ressentie comme une rivale et ne peut plus faire bon ménage avec la littérature canonique. » Un motif supplémentaire pour favoriser le développement d'une authentique recherche universitaire qui permettra de comprendre les œuvres et — à terme — de réévaluer le genre.
Stéphanie NICOT (lui écrire)
Première parution : 1/12/1996 dans Galaxies 3
Mise en ligne le : 1/3/2002
Cet intéressant essai de Gouanvic s'appuie sur la reprise et, pour partie, la réécriture de sa thèse, soutenue au Québec, onze ans auparavant
(La science-fiction française : 1918-1969). On comprend d'ailleurs mal qu'il ne la mentionne pas dans sa bibliographie, dont la mise à jour est extrêmement partielle.
1 Le changement de titre est assez significatif de l'évolution : où la thèse était à dominante descriptive, l'essai s'oriente différemment : on passe à une lecture sociologique.
D'emblée, Gouanvic se pose, dans cette perspective, en position de « défricheur ». A la lecture de l'essai, et des références qu'il donne de ses devanciers, on lui concédera qu'il est le premier, effectivement, à tenter une synthèse des recherches par ailleurs éparses dans des préfaces, des articles, et d'autres travaux, y compris universitaires. Il est sans doute le premier à réunir dans le cadre d'une même « problématique socio-poétique », des études portant sur autant d'auteurs français à la fois, puisque nous trouvons ici, situées et souvent simplement résumées, les œuvres de Rosny — situées par rapport à Jules Verne et HG Wells — , de Maurice Renard, de Jacques Spitz, de BR Bruss et de Stefan Wul. L'analyse de ces auteurs composait d'ailleurs le cœur de la thèse de 1983, tout comme la chronologie qui en découlait.
C'est un essai informatif et roboratif. Informatif, car il rappelle, avec un certain talent, les études faites — en France ; au Canada, et aux USA — aussi bien sous les aspects thématiques qu'en théorie de la SF. Il situe les diverses approches du genre par les critiques : par rapport au roman en général, à l'histoire, à la science et aux différents types d'altérité. Il pose ainsi les bases de son propre étalon de valeurs pour juger de la qualité de la SF, à savoir qu'elle est une « poétique de l'altérité » — ce qui rappelle, par parenthèse, deux articles de la revue Europe de 1977, citée en bibliographie et portant précisément sur la « poétique de la SF ».
Cette manière de baliser le champ de la SF sera assez bien développée dans la comparaison que Gouanvic établit entre les œuvres de BR Bruss et de Stefan Wul. Celui-ci est capable de « l'appréhension scientifique d'éléments narratifs en dérive pour susciter l'émerveillement du lecteur et susciter un plaisir de lecture » (p. 249). Wul est capable d'évoquer l'altérité dans un continuum imaginaire cohérent. Chez lui la création de l'altérité n'est pas une simple « accroche », elle est un thème et même « un actant du récit ». Ce qui, selon Gouanvic, le rapproche de la thématique de la SF étatsunienne tout en conservant une originalité, au plan idéologique, ce que ne fait par BR Bruss, qui se contente de « recycler » un imaginaire (p. 233). C'est assez juste, mais des exemples concrets appuyés sur des analyses de texte auraient été les bienvenus.
2 Le propos de Gouanvic est annoncé d'emblée : il s'agit pour lui de s'interroger sur un paradoxe. La SF française (SFF) est en crise (elle se vend peu) alors que les lecteurs français lisent de la SF étatsunienne, dès lors qu'elle est traduite. Il n'y a donc pas crise de la SF, mais inadaptation de la SFF au monde tel qu'il est, et tel qu'il faudrait le peindre pour le donner à rêver (p. 1). Pour tenter de trouver une réponse, Gouanvic va remonter aux sources. Sans s'interroger sur les textes (le style, les images, la « rhétorique » narrative — à la différence de la thèse de Stolze) il va tenter de discerner le « discours social » que véhicule la SFF, et il l'oppose à celui que la SF étatsunienne a entamé vers les années 30 et continue à tenir. Cette position pivotale du « discours social » comme angle de lecture de la SF rejoint et conforte celle que Gérard Klein a posée dans de nombreux et anciens écrits, dans la mouvance du lucacksien Lucien Goldmann sur le genre. Lucacks se retrouve aussi dans les références de Gouanvic à Darko Suvin.
Reprenant et modifiant les analyses de Klein dans sa préface à A. Valérie Sur l'autre face du globe (Laffont. 1972) il en déduit qu'après Rosny, et malgré les efforts de M. Renard, la SFF a mis en scène une vision du monde frileuse et centripète, dystopique avant l'heure, et n'ouvrant pas de virtualités à l'imaginaire, au contraire de la SF étatsunienne, centrifuge, conquérante et ouverte sur le grand chaos des possibles. C'est dans ces conditions que les analyses des auteurs français sont intéressantes. La comparaison Bruss/Wul a déjà montré qu'il s'agit pour Gouanvic de se situer sur l'angle non pas littéraire mais sociologique / idéologique. Bruss continuerait de recycler de façon simpliste (bien qu'avec un certain charme passéiste) des schémas manichéens de Space Opera dans le cadre d'idéologies franchouillardes (« une culture hydroponique du lieu commun » (p. 231). Wul, en revanche, réutiliserait des schémas du Space Opera en valorisant des héros qui recherchent des solutions originales, intelligentes, pacifistes, et dans le cadre d'une référence à la rationalité scientifique. De plus, comme plus tard Brussolo — que Gouanvic rapproche de Wul avec raison — celui-ci déborde la thématique proprement SF par des inventions verbaies et des imageries surgies d'ailleurs. Remarquons que faire appel au texte et aux inventions littéraires, permet de donner un sens plus précis au contenu des « discours sociaux ».
Où se situe l'intérêt d'un tel essai ? La diversité des réponses qu'il suggère est une preuve de la qualité de la réflexion engagée, même si on peut être en désaccord sur de nombreux points. Le but d'un essai, outre de défendre une opinion, étant de susciter la discussion en espérant faire avancer le schmilblick.
Je regrette pour ma part un certain nombre d'affirmations sans preuve :
Au plan générique. Je regrette que la SF soit rangée avec le fantastique dans la catégorie des « anti-mimétiques », alors que la SF est mimétique d'un possible, et à la différence du fantastique appartient à l'univers de la représentation. Il n'est que de voir le mal que l'on se donne pour accréditer cet ailleurs où elle situe ses récits (ce que Gouanvic nomme le « make believe »). J'ai donc du mal à saisir que l'on parle, sans plus de réflexion, d'une « hybridation » du fantastique et de la SF. On aurait pu, dans les cas où des « prémisses de type scientifique » dérivent vers un traitement terrifiant, se référer — par exemple — à l'horreur comme genre spécifique.
Au plan des rapports à la science. Gouanvic met sur le même plan Rosny et Wells : tous deux relèveraient du socio-darwinisme. Pour Wells c'est évident. Mais Rosny relève bien évidemment de la postérité littéraire de Lamarck, comme en témoignent quelques articles du numéro d'Europe cité sur « Wells et Rosny » (1986). Ce qui explique ses textes d'entraide entre les races (Les profondeurs de Kyamo, Le trésor dans la neige, La mort de la Terre, etc). La seule exception reste le texte des Xipéhuz, mais là encore la compassion de Bakhoun est significative.
Au plan général, je regrette que l'on oppose des « discours sociaux » qui ne s'appuient que sur une thématisation idéologique et non sur des analyses de textes, « une idéologisation à travers des thématiques » (p. 31). La SFF, pas plus que la SF en général en soi n'est une suite de documents, c'est un ensemble de textes. Si des analyses comparatives étaient proposées, on aurait pu saisir comment se marquent les oppositions éventuelles entre la SF étatsunienne et la SFF, au lieu de les supposer d'emblée.
En revanche on peut être reconnaissant à Gouanvic d'avoir bien montré, dans la réception comparée de Wells et de Renard par la critique littéraire (p. 75-80), comment les instances de légitimation fonctionnent, et comment un auteur est consacré littéraire et un autre exclu. Ce qui entraîne des sanctions, aussi bien au plan symbolique qu'au plan financier
. 3 Une poursuite de cette réflexion aurait amené Gouanvic à s'interroger plus qu'il ne le fait sur les notions de marché éditorial, de revues, de prix de revient, etc.
Car à suivre son raisonnement qui interroge la crise de la SFF uniquement sur un déficit dans le traitement des thèmes, motivé par une idéologie française centripète, on en vient à s'interroger. Ce qui est vrai de la SFF par rapport à la SF est-il du même ordre que ce qui concerne les séries télévisées US par rapport aux productions françaises ; les films US par rapport aux films français ; les musiques US par rapport aux françaises ; ou le déplacement du marché de l'art vers New York au lieu de Paris, entre autres. Est-ce uniquement dû à une vision centripète du monde dont les auteurs et créateurs français de tout ordre seraient affligés ? Ne prend-on pas ici les causes pour les conséquences ?
C'est l'un des intérêts majeurs de cet essai d'ouvrir à ce genre de discussions. Un élément de réponse conjoncturel en est peut-être le « frémissement » que d'aucuns ont cru sentir à Nancy, lors de la convention animée par S. Nicot. On y a vu des auteurs et des créateurs de revues optimistes qui présentaient des textes extrêmement suggestifs, et des éditeurs optimistes pour le devenir des auteurs français. Comme le germe qui part en fraude dans les étoiles — qu'illustre la très belle nouvelle de Serge Lehman « Le chasseur dans l'escalier » (in
Sidérations) — la SFF va peut-être, elle aussi aller féconder le champ de la nouvelle SF.
4
Notes :
1. Gouanvic justifie l'aspect parcellaire de cette bibliographie : il ne parle que de ce qu'il a lu. Mais, de ne pas avoir lu ce qui était publié, est-ce alors une raison suffisante pour regretter qu'il se publie peu sur les auteurs français en général et sur la SF en particulier ?
2. Les prochains travaux de Gouanvic porteront sur la textualité, comme en témoigne son travail sur la traduction de la SF étatsunienne en français (voir bibliographie)
3. Le virus de la critique anglophone généraliste, à ce que je vois, est en train de corroder les cloisons des genres théoriques de la critique française singularisante ! ! ! Il remplace, par une certaine confusion, les effets rigides de cette saine notion dans laquelle, comme nous tous ici Gaulois réfractaires, Gouanvic était « tombé dedans quand il était tout petit » ! ! !
4. On peut regretter que, pour mieux différencier, dans son évolution, la SFF de la SF étatsunienne, Gouanvic ne se soit pas appuyé sur Angenot (Marc) « La science-fiction, genre et statut institutionnel ». Revue de l'institut de sociologie. N° 3-4. Bruxelles. 1980.
Roger BOZZETTO
Première parution : 1/10/1996 dans Cyberdreams 8
Mise en ligne le : 4/3/2004