Certains publient énormément et voient se dégrader leur talent ; d'autres se font rares mais opèrent un saut qualitatif à chaque apparition. Le premier roman de Joëlle Wintrebert
1 était un essai à demi raté : à la fois trop inscrit dans la mouvance du temps (SF politique de la fin des années 80) et trop clairement porteur encore des défauts d'une jeune romancière.
Les maîtres-feu est d'une toute autre tenue. Si Wintrebert ne renonce pas à ses préoccupations sociopolitiques (ici : écologisme de choc et refus de toute hiérarchie), elle les inscrit aujourd'hui dans un discours qui a perdu la sécheresse démonstrative pour accéder à un espace narratif plus riche. Un texte qui, comme toute littérature, se caractérise autant par ses emprunts que par ses particularités : passent ici les ombres d'Ursula Le Guin et de Stefan Wul. Parler d'emprunts ne constitue d'ailleurs pas une critique négative, mais davantage une précision sur la thématique abordée. Il s'agit d'un récit à structures ethnologiques dans la droite ligne de l'auteur de La main gauche de la nuit.
Le roman de Wintrebert fait mieux que soutenir la comparaison face à ces modèles : il ne reduplique rien mais jouit de son existence propre -contenant suffisamment de Wintrebert pour n'être pas du sous-Le Guin. Car l'exotisme de Wul comme le souci de l'autre de l'Américaine sont traités dans
Les maîtres-feu par une alchimie du verbe toute personnelle, qui apparaît entre autres dans la création lexicale : Oï-tiki, gâr-guêel, kâ-âalkâ-kâa... Il y a encore chez l'auteur comme un souci de légitimation scientifique, sans doute fruit de sa culture en la matière, chose trop rare dans la SF française — et qui lui permet des constructions imaginaires à proprement parler « délirantes » mais pourtant solidement étayées (il en était déjà de même dans sa meilleure nouvelle à ce jour :
La créode 2.
Les maîtres-feu, roman qui flirte avec l'utopie dans sa peinture d'une race et d'une culture différentes, est peut-être en cela un peu trop rousseauiste à mon goût. Quant à la morale de l'histoire, qui voit l'extraterrestre apparemment démuni triompher de l'expansionnisme humain par sa connaissance des forces naturelles, elle n'est sans doute pas de la plus grande originalité. Mais ce ne sont là que minimes imperfections — tenant plus au goût du critique qu'au talent de l'écrivain. Joëlle Wintrebert traverse les modes et les coteries de la SF française en s'attachant avant tout à son écriture : on peut la rapprocher en cela de Jean-Pierre Hubert, et en cela elle est un écrivain mûr.
Notes :
1. Les olympiades truquées, Kesselring, 1980.
2. In Univers 17, juin 1979.
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/3/1983 dans Fiction 338
Mise en ligne le : 8/5/2006