Imaginez passer six mois dans un coma profond, à la suite d'un accident de voiture sur le pont qui enjambe les eaux du Forth. Six mois durant lesquels, s'il vous reste la capacité de rêver à partir de ce qui subsiste de votre identité, vous pourrez construire un monde métaphorique. Un gigantesque pont, par exemple, un univers en soi, avec ses habitants, ses stratifications, ses rituels.
Vous y serez un amnésique traité par le bon docteur Joyce, auquel vous raconterez vos rêves, effectifs ou forgés de toutes pièces. Vous y rencontrerez un barbare truculent, un inquiétant liftier, de joyeux ivrognes et surtout, surtout, la belle Abberlaine, dont les bas résille reproduisent à l'infini les entrecroisements métalliques du pont.
Né en 1954 en Ecosse, de formation littéraire, Iain Banks a exercé divers métiers pittoresques avant de se consacrer à plein temps à l'écriture. Il signe avec ENtreFER une splendide et inoubliable descente onirique dans l'inconscient d'un homme plongé dans le coma.
Critiques
Après la science, après la philosophie, la science-fiction a, depuis deux ou trois décennies, entamé à son tour sa propre révolution copernicienne. Fini le temps des récits purement objectifs, centrés sur la préoccupation de l'extériorité (exploration, expéditions en tout genre, expérimentation scientifico-technique) et de ses effets sur l'homme. La SF, du Silverberg de Tom O'Bedlam au Christopher Priest de The quiet woman, se penche dorénavant sur l'homme intérieur, cet inner man dont les interrogations et les doutes traversent tous les genres, du space opera au cyberpunk, en passant par l'uchronie ou la dystopie. L'homme ne se contente pas de subir les effets du réel, il le modèle, le façonne psychiquement, l'adapte aux exigences de sa conscience. Un bon témoin de cette évolution, si l'on nous permet cette référence à la sci-fi « populaire » pourrait être la transformation radicale des séries inspirées de Gene Roddenberry, de Star Trek Classic à Star Trek Voyager, en passant par Next Generation et Deep Space Nine. La dimension psychologique prend peu à peu la prédominance sur ce qui constituait le fond de commerce de la première série — « l'exploration de mondes nouveaux et étranges ».
Avec son bagage d'ancien étudiant en philosophie et psychologie, il n'est guère étonnant de voir Iain Banks, à la fin des années 80, se pencher à son tour sur les méandres de la conscience humaine, sur son étonnante aptitude à s'arranger avec la réalité extérieure — ce que Sartre appelait sa transcendance. Méandres. Ce mot à lui seul permettrait de donner une bonne idée d'EntreFer. Comme un réseau compliqué de synapses, ou comme les poutrelles d'un pont qui s'entrecroisent pour former finalement un unique dessein, diverses histoires se mêlent ici, sans que l'on voie toujours, a priori, le lien qu'elles peuvent entretenir. L'histoire, en apparence, met en scène un amnésique qui vient de réchapper d'un accident critique et qui se retrouve soudain dans le monde du Pont, un pont qui ne relie rien, ou plutôt, relie rien à rien. Impossible de ne pas voir là, compte-tenu de la formation philosophique de Banks, une métaphore technique du présent aristotélicien (l'instant fugitif qui sépare deux non-êtres) ou une image inversée de l'homme pascalien, ce « néant entre deux infinis ». Mais très vite, d'autres histoires viennent s'ajouter à la première, apportant à la fois leur éclairage et une certaine obscurité. Qui est ce malade dans le coma qui apparaît étrangement sur l'écran de la télévision ? Et ce guerrier barbare qui refuse l'hypnose ? Ou bien encore cette Aberlaine Arrol qui hante les rêves de notre accidenté et dont les bas résille sont une illustration de la métaphore du pont ? Tous ces égos tourmentés s'entrecroisent comme les poutrelles du pont, pour ne former qu'un univers mental complexe et ravagé.
Des rêves dans le rêve, des métaphores expliquant d'autres métaphores, tout dans ce roman est fait pour désorienter le lecteur et pour le mettre face à l'apparente absurdité de ce pont-univers déjanté, paranoïde et psychotique où les personnages ne sont que des coquilles vides et où rien, jamais, ne fonctionne exactement comme il le devrait. Même pas les ascenseurs. Et surtout, surtout pas les bibliothèques ! Un roman difficile, parce qu'il tente de matérialiser par le jeu des techniques d'écriture tout le travail de l'inconscient. Poignant, délicieusement tarabiscoté, EntreFer est à conseiller à tous ceux qui aiment les romans psychologiques. Quant à savoir s'il peut s'agir ou non de science-fiction, je laisse la question à des plus spécialistes que moi...
Orr est amnésique. Le Pont ne lui en paraît que plus impressionnant, viaduc infini sur l'océan, parcouru par des trains à la destination mystérieuse pendant que sur ses multiples niveaux vivent les classes d'une société fortement hiérarchisée. Iain Banks vient d'Ecosse, terre aride et accidentée mais fertile en ingénieurs ; les ponts légués par la technologie victorienne n'y manquent pas, et cette ambiance marque le livre (The Bridge en anglais, titre bien terne comparée à la trouvaille française entre fer et enfer) : le choix pour la couverture d'une photo masquée de la Tour Eiffel restitue l'époque voulue.
Mais le roman est loin de se réduire au pont, et sans doute doit il plus au fer et à l'enfer. Dès les premières pages apparaît un personnage au seuil de la mort dans les tôles froissées de sa voiture, et le récit change continuellement de niveau. A ce buffet littéraire, on goûte ainsi les rêves « thérapeutiques » d'Orr, les aventures parodiques d'un barbare d'heroic fantasy à l'orthographe incertaine (la version originale lui prêtait le rude accent de Glasgow, hélas perdu dans la traduction, excellente soit dit en passant), et quelques autres amuse-gueule. Surtout, un bon tiers d'Entrefer est un roman dans la plus pure tradition réaliste, la vie d'un jeune homme et de la femme qu'il aime, des années 60 au présent (le lecteur ignorant de l'histoire du rock y perdra). Une description d'Edinburgh qui se passe de noms de lieux ouvre le feu, et on est immédiatement pris dans le cadre. L'ombre de la mort plane mais l'auteur se livre à une tonique description des plaisirs et de la complexité de la vie.
Et la science fiction, me direz vous ? Parodique quand elle se mêle d'heroic fantasy, avec une visite aux Enfers grecs du Conan glaswégien, elle devient plus sérieuse sur le Pont, dont l'organisation incompréhensible fait penser à Urbi et Orbi, une nouvelle des débuts de Ballard. Certains feront la fine bouche devant son emploi comme symbole : cela leur rappellera peut-être par trop les figures dont la SF française est coutumière. Mais Banks est un écrivain plein d'humour, capable dirait-on de tous les styles, et qu'il faut lire toutes affaires cessantes.