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Crash !

James Graham BALLARD

Titre original : Crash, 1973
Première parution : London : Jonathan Cape, 1973
Traduction de Robert LOUIT
Illustration de (non mentionné)

CALMANN-LÉVY (Paris, France), coll. Dimensions SF
Dépôt légal : 2ème trimestre 1974, Achevé d'imprimer : 12 septembre 1974
Retirage
Roman, 256 pages, catégorie / prix : nd
ISBN : néant
Format : 14,0 x 21,0 cm
Genre : Science-Fiction

Jaquette avec rabats.


Autres éditions
   CALMANN-LÉVY, 1974
   DENOËL, 2005
   in Crash ! / L'île de béton / I.G.H., 2006
   FRANCE LOISIRS, 1975
   in La Trilogie de béton, GALLIMARD, 2004
   GALLIMARD, 2009
   LIVRE DE POCHE, 1977
   POCKET, 1987
   UGE (Union Générale d'Éditions) - 10/18, 1992, 1996

Quatrième de couverture
     Vaughan est mort hier dans son dernier accident. Le temps que dura notre amitié, il avait répété sa mort en de multiples collisions, mais celle-là fut la seule vraie. Lancée vers la limousine de l'actrice, sa voiture a franchi le garde-corps du toboggan de l'aéroport de Londres et plongé à travers le toit d'un car rempli de voyageurs. Les corps broyés en grappes des touristes, comme une hémorragie du soleil, étaient toujours plaqués sur les sièges de vinyle lorsque je me suis frayé un chemin parmi les techniciens de la police, une heure plus tard. Cramponnée au bras de son chauffeur, l'actrice Elizabeth Taylor, avec qui Vaughan avait depuis tant de mois rêvé de mourir, se tenait à l'écart, sous les feux tournants de l'ambulance...
     Vaughan rêvait sans fin à la mort de gens célèbres, concevait pour eux des accidents imaginaires. Il avait tissé autour de James Dean et d'Albert Camus, de Jayne Mansfield et de John Kennedy, un réseau de variations complexes. A chacun, il réservait une auto-mort optimale...
 
     Ainsi débute Crash ! un roman apocalyptique d'aujourd'hui. L'automobile satisfait tous nos désirs de vitesse, de puissance et d'agression : c'est l'instrument de notre vie érotique future. J.-G. Ballard dénonce cette menaçante union du sexe et de la technologie et déchire le voile d'irréalité dont se pare une société acharnée à célébrer les noces rouges de la chair et du métal.
Sommaire
Afficher les différentes éditions des textes
1 - Préface à l'édition française, pages 7 à 14, préface, trad. Robert LOUIT
2 - (non mentionné), J.G. Ballard, pages 255 à 255, bibliographie
Critiques
 
     Je crois que l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d'époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magique : Roland Barthes, Mythologies 1.
     Alors oui : des romans, des films, des bandes dessinées sur la bagnoles... Film, il y a eu Duel (voir Fiction 236) ; BD, Les mange-bitume ; roman, Crash ! Trois variations, qui imposent tout de suite une remarque : elles sont avant tout physiques, visuelles, j'entends par là que les récits en sont très simples, que !a psychologie y est absente, que la dramaturgie y est réduite à des trajectoires qui se terminent par des impacts. L'ère de la bagnole est équivoque (c'est-à-dire qu'elle n'est pas univoque), le roman de la bagnole n'a plus besoin d'individualités clairement définies, il n'a plus besoin de déboucher sur des morales, il se contente de l'étude de comportements qui nous sont renvoyés à la manière de flashes d'information télévisée : à nous d'en tirer une correspondance...
     Dans Crash ! j'ai réduit au minimum le nombre des personnages et des situations car le rôle de l'écrivain me paraît désormais être non plus d'ajouter de la fiction au monde, mais de chercher à en retirer, de mener une enquête pour retrouver les éléments de réalité parmi cette débauche de fictions : J.G. Ballard, interview par Robert Louit 2.
     Réduction, atomisation, l'effet est le même : Crash ! est un roman à trois personnages, Duel un film, qui n'en comporte qu'un, alors que Les mange-bitume est fragmenté en de nombreux épisodes mettant en scène de multiples personnages, ceci pour tenter de globaliser l'image de la meurtrière civilisation automobile. Mais l'impression ressentie est la même : celle d'une fatalité que la fiction a brusquement concrétisée, et qui ne nous touche que par ses excès, ses outrances. Autrement dit : un spectacle.
     Par exemple, on regarde les informations télévisées sur la guerre du Vietnam ou des atrocités de ce genre, en n'étant pas censé avoir une quelconque réaction émotionnelle. Comme lorsque l'on voit deux voitures se percuter lors d'un grand prix automobile, on ne crie pas : Faites cesser cette course !. L'incident fait partie de ce qui contribue au plaisir de la course : J.G. Ballard, interview par Philippe R. Hupp 3.
     Spectacle donc de la mort devenue banale et quotidienne, et acceptée parce que faisant partie des rites, d'un rituel du monde qui n'est ressenti, à travers le filtre des média, que comme fiction du monde...
     L'électricité amène la décentralisation absolue. L'école est partout. Le musée n'a pas de murs. La planète entière devient une exposition permanente. La vitesse électrique fait perdre l'identité individuelle ; chacun est impliqué dans la vie de l'autre ; chacun fait partie de l'environnement global. (...) Le moi n'existe plus. La vieille identité est jetée au rebus. La technologie électrique permet de se débarrasser sans peine de son identité. Seuls ceux qui ont conservé leur moi privé ont des problèmes psychologiques. Freud et Jung appartiennent à la vieille garde, aux générations littéraires : Marshall McLuhan, interview par Pierre Dommergues 4.
     Alors
     Devant ces mutations, quel est le rôle de l'écrivain ? Peut-il encore s'en tenir à une perspective romanesque liée au siècle dernier, avec sa narration linéaire, sa chronologie mesurée, ses types consulaires fastueusement installés au cœur de leur domaine et se déplaçant dans toute l'ampleur d'un tempo et d'un espace propres ? (...) Pour moi le rôle de l'écrivain, son autorité, sa liberté de mouvement ont radicalement changé. Je suis convaincu qu'en un sens l'écrivain ne sait plus rien. Il est privé de toute une tribune morale ou philosophique. Il ne peut qu'offrir au lecteur le contenu brut de son esprit, une panoplie d'alternatives pour l'imagination : J.G. Ballard, préface à Crash !
     Ce qui renvoie à Sartre (Jean — Paul ) :
     Le langage n'a plus pour seul office le récit, mais le récit se faisant ou le récit du récit ou l'action du récit sur le récitant : dans Que peut la littérature ? 5.
     Le récit se faisant, ce peut être l'intrusion du signifié dans l'inconscient de l'auteur ; le récit du récit, la signification de ce récit, c'est-à-dire l'explosion du mythe ; et l'action du récit sur le récitant, la transformation du projet de l'artiste, miné par le foret d'acier du signifié et du signifiant. D'où, à partir d'un postulat unique (bagnole, et alors ?...), l'explosion des champs d'action à travers le « récit automobile ». Dans Duel, la peur individuelle du conducteur enfermé dans son cercueil d'acier matérialise un fantasme meurtrier : le camion fou. Dans Les mange-bitume, sur le mode de la prospective romancée, se construit de façon maniaque un proche futur concevable :
     Tout a commencé au cours des années 70... C'est vers cette époque en effet que la circulation dans les villes arrive à saturation. (...) Devant cette situation, certains n'hésitèrent pas à réclamer la suppression pure et simple des voitures. Mais il ne pouvait en être sérieusement question. L'automobile était déjà trop bien intégrée à la vie courante. Sa suppression aurait marqué une régression sociale et l'écroulement de l'industrie automobile aurait provoqué une crise économique sans précédent dans les pays capitalistes. (...) En attendant, le propre de l'homme étant de savoir s'adapter à toutes les circonstances, les conducteurs s'organisèrent peu à peu pour occuper utilement leur temps passé dans les embouteillages. (...) Le moindre déplacement en ville nécessitant plusieurs heures, il était préférable pour gagner du temps de ne pas rentrer chez soi (...) et les gadgets ménagers se mirent à proliférer à l'intérieur des voitures (puis de cars spéciaux qui) devaient par la suite supplanter la voiture classique et servir de résidences permanentes à une grande partie de la population. (...) Aujourd'hui, on roule 24 heures sur 24 et à longueur d'année. Les citoyens rouliers travaillent, dans leur car climatisé, se nourrissent, se distraient, dorment et s'aiment au fil des kilomètres. C'est l'ère de l'homo-mobilis : Jacques Lob, texte pour les planches 2 à 7 des Mange-bitume.

     Crash ! enfin nous propose la métamorphose d'un cataclysme en cours, la peinture hyperréaliste d'un paysage urbain confondu avec un paysage mental, le mariage de la raison et du cauchemar, une image globale de la vie des gens dans la société actuelle 6, une sorte d'apocalypse automobile nourrie de sexe et de violence 7, l'intersection entre le sexe et la science 8. Autrement dit, le paysage urbain et mental renvoyé par la civilisation de la bagnole étant insupportable, la seule manière de le rendre vivable est d'y introduire du sexe, du sexe comme drogue, du sexe comme catharsis, de faire un alliage, une alliance sexualité-automobile. Puisque notre destin est de mourir en automobile, puisque c'est programmé,

     DANS LA POPULATION DE CEUX QUI ONT VINGT ANS AUJOURD'HUI, UNE PERSONNE SUR DEUX AURA UN ACCIDENT D'AUTO GRAVE AU COURS DE SA VIE, ET LA LIMITATION DE VITESSE SUR AUTOROUTES RELEVEE A 140 AU LIEU DE 120, EN FRANCE, INTRODUIT SUR LE MARCHE DU CADAVRE FRAIS 2000 MORTS SUPPLEMENTAIRES PAR AN, C'EST UN CADEAU-RENAULT.

     autant alors confondre orgasme et accélérateur, autant célébrer, au sein du liquide spermatique bouillant dans les carburateurs, les noces sanglantes d'Eros-cheval-vapeur et de Thanatos-tôles froissées. Un film célèbre de Stanley Kubrick porte en titre :

     COMMENT J'AI APPRIS A NE PLUS M'EN FAIRE ET A AIMER LA BOMBE.

     Le roman de Ballard pourrait porter le même, il suffirait de remplacer BOMBE par BAGNOLE. Aussi Crash ! n'est-il pas, comme une lecture simpliste pourrait le laisser croire, l'exposé clinique de quelques cas particuliers de perversion sexuelle. C'est bien au contraire d'un exorcisme qu'il s'agit, lancé contre une autre perversion qui, elle, est sociale :
     Il va sans dire qu'en dernière analyse, la fonction de Crash ! est d'ordre prémonitoire : une mise en garde contre ce monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique : J.G. Ballard, préface à Crash !
     Récit qui ne raconte pas mais se raconte ? Qui ne vise pas à plaire mais à brutaliser ? Qui ignore le lecteur mais vise, par-dessus lui, l'époque ? Qui ne raconte pas la vie mais la mort ? Récit non œdipien au possible, qui est celui de la fin du contact, de la fin d'une culture, de l'anéantissement de la galaxie Gutenberg ? Récit qui par-dessus tout consacre la mort de ce père que peut être le conteur ?
     La mort du Père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S'il n'y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? Tout récit ne se ramène-t-il pas à l'Œdipe ? Raconter, n'est-ce pas toujours chercher ses origines, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l'attendrissement et de la haine ? Aujourd'hui on balance d'un même coup l'Œdipe et le récit : on n'aime plus, on ne craint plus, on ne raconte plus : Roland Barthes, Le plaisir du texte 9.
     Oui peut-être dans le projet, mais plus à l'arrivée. Duel, par-delà le vulgaire de sa forme (le suspense) s'adressait à nos tripes, tordues dans la peur de crever misérablement contre un bolide lancé à notre rencontre. Les mange-bitume, au-delà du dessin sec, froid, ingrat de Bielsa, retrouve dans ce négatif de l'esthétique qui n'est qu'un signe, sa vraie signification : la description d'un monde sec, froid, ingrat, sans imagination, sans destinée esthétique. Quant à Crash !, il faudrait pour l'analyser en bâtir un modèle linguistique avec l'aide d'un ordinateur. Mais déjà, au pif, on peut en retirer les substantifs le plus souvent employés :
     Technologie             huile
     Blessure                   collision
     Accident                  coït
     Sperme                    orgasme
     Vinyle                      trafic
     Jouissance               désir
     Cicatrice                  peau
     Chrome                   pubis
     Rituel                      géométrie
     Arithmétique          verge
     Pénis                       équation
     Noce                       violence

     et les assembler en quelques séries simple, qui célébreront l'alliance (noce, orgasme, jouissance) du sexe (pubis, pénis) et de la voiture (chrome, trafic, vinyle) dans une dimension (géométrie, équation, arithmétique) qui ouvre sur la mort (blessure-accident, cicatrice-collision). Crash ! c'est une visite aux enfers concentrationnaires de demain, d'aujourd'hui, où l'on aime sa souffrance parce qu'elle est inéluctable.
     Vaste répétition vespérale de la future mort collective/le monde commençait de s'épanouir en blessures/tendres lésions/douleurs exquises/rêvé d'autres accidents susceptibles d'augmenter ce catalogue de déchirures/semblait détailler d'un œil froid d'éventuelles zones de blessures qu'il espérait voir paraître sur son corps/cette aimable jeune femme, avec ses aimables rêveries érotiques, était née une seconde fois dans les lignes brisées de sa voiture de sport broyée.
     Mort ou non du récit ou de l'auteur, Crash ! nous parle. Et ça dit, ça crie :
AU SECOURS !

Notes :

1. Le Seuil, collection « Point ».
2. Le Magazine Littéraire » n° 87.
3. Galaxie n° 117.
4. Le Monde, date indéterminée.
5. 10/18.
6. Préface.
7. Interview Louit.
8. Interview Hupp.
9. Le Seuil.

 

Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/9/1974 dans Fiction 249
Mise en ligne le : 14/5/2015

Critiques des autres éditions ou de la série
Edition DENOËL, & d'ailleurs (2005)

[Chronique portant sur Crash ! et Millenium People]

     A l'origine influencé par le surréalisme, James Graham Ballard est décidément l'auteur de science-fiction ayant le mieux cerné notre monde contemporain, mieux que n'importe quel auteur, au-delà des étiquettes et des genres. Depuis Crash ! et La Foire aux atrocités, ses romans se situent véritablement au cœur du réel.

     Né à Shangaï en 1930, Ballard n'a jamais joué la carte des futurs ou espaces lointains. La séparation d'avec ses parents pendant son enfance explique peut-être ce parti pris : livré à lui-même dans Shangaï, interné dans un camp de prisonniers japonais à onze ans, en Mandchourie, c'est vivre un exotisme radical dans l'ici et maintenant ; L'Empire du soleil (disponible chez Folio), adapté à l'écran par Spielberg, relate de façon romanesque cette période dramatique, à la troisième personne. La distanciation par la fiction, déjà. Ballard ne s'embarque pas pour les étoiles, estimant le rêve mort sitôt après avoir commencé. Sa première période littéraire est catastrophiste, comme tout Britannique qui se respecte, avec notamment une tétralogie mettant successivement en scène les quatre éléments : Le Monde englouti, La Forêt de cristal, Le Vent de nulle part, Sécheresse. Les paysages surréalistes qu'il y décrit se rapprochent déjà des paysages intérieurs, oniriques, qui annoncent la période suivante, faite d'expériences narratives, de jeux d'écriture, décrivant par fragments les restes d'un mythe brisé où la conquête spatiale est abandonnée, où plages et hôtels déserts sont le signe de la lente déliquescence de la société, comme en témoignent maints titres de recueils de nouvelles : La Plage ultime, Vermillion Sands, Mythes d'un futur proche.

     Crash !, en 1973, suit ce constat d'échec : le premier volume de la trilogie de béton (avec L'île de béton et I.G.H.) tente d'explorer la mythologie du monde moderne, sur fond de prolifération du béton et de prolongation technologique du corps. Prophétique par de maints aspects, le roman explore jusqu'au bout les obsessions contemporaines ; nul besoin de vernis S-F : celle-ci est passée dans la réalité et nous vivons dans une sorte de fiction permanente.

     Après un accident de voiture, le narrateur James Ballard se trouve face à la femme blessée dont il vient de tuer le mari. Ce choc développe chez lui une obsession pour la tôle froissée qui n'échappe pas à Vaughan qui l'enrôle dans ses morbides projets artistiques. Il reconstitue en effet les accidents automobiles célèbres, celui de James Dean par exemple, et exhibe ses cicatrices comme des trophées. Son rêve est de mourir dans un accident de voiture avec Elisabeth Taylor. Dès lors, la sexualité de Ballard se confond avec l'érotisme de l'objet automobile. Il participe aux fantasmes de Vaughan, voire les renforce, dans la mesure où ceux-ci seraient dépourvus de signification s'ils n'avaient pas un public. Les noces technologiques de la chair et du métal sont ici décrites avec une précision chirurgicale. Le désir est sans affect, le plaisir et la souffrance se confondent dans l'impact avec la Machine, les plaies et les cicatrices sont les nouvelles images sexuelles célébrant cette rencontre sauvage avec le symbole technologique de l'automobile, ses chromes étincelants, ses banquettes de vinyle tachées de sperme, ses tôles froissées perlées de sang.

     Le récit ne prend jamais le parti d'inquiéter ni de condamner, il se contente de décrire, avec un hyperréalisme monomaniaque. Le récit est efficient, fonctionnel, à l'image de la machine et de la société contemporaine, sans âme, sans finalité. On éprouve un sentiment de béance à lire ce roman, un vertige devant la vacuité de cette énergie brute qui déborde le narrateur. Ballard parle de « logique perverse plus puissante que la raison » et revendique ce livre comme le premier roman pornographique fondé sur la technologiue et aussi comme une apocalypse prémonitoire. Le temps lui a donné raison : dans sa préface à l'édition française, en 1974, il parlait déjà de « mise en garde contre ce monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique. » Tout le monde a encensé ce roman prophétique : Baudrillard y a vu le grand roman de l'ère de la simulation, des thèses lui ont été consacrées et l'adaptation à l'écran, somme toute tardive (1996 — mais il fallait attendre que le public des salles obscures soit prêt à accepter ce type de fiction) a achevé de faire de Crash ! un mythe contemporain. Ce n'est pas un hasard si l'œuvre fut adaptée par David Cronenberg, qui avait déjà filmé en 1983 l'impact de la technologie sur le corps humain avec Vidéodrome.

     [...] 1

     S-F ou pas, Millenium People est un roman aussi jubilatoire qu'enrichissant par sa réflexion sur les contradictions de nos sociétés et leur avenir. Quant à Crash !, non seulement il n'a pas pris une ride, mais sa relecture de nos jours le fait briller d'éclats nouveaux.

Notes :

1. La partie plus spécifiquement consacrée à Millenium People n'est pas reproduite ici.

Claude ECKEN (lui écrire)
Première parution : 1/4/2005
dans Bifrost 38
Mise en ligne le : 4/8/2006


Edition DENOËL, & d'ailleurs (2005)

     Il serait vain — et pire, ridicule — d'affirmer que Crash ! est un chef-d'œuvre. Cela relève du jugement vrai mais vide, au même titre que « l'automobile est faite pour rouler. » Réduire le roman et son principal sujet à une identification simpliste oblige à l'arrêt, là où il est question de transports, routiers et amoureux. Disons-le tout de suite : Crash ! est avant tout une merveilleuse histoire sentimentale, sans destination puisque l'objet affectif importe peu. De même, il n'est pas récit sur le désir puisque il n'y a aucune attente dans la jouissance, tout est donné ici et maintenant. Tout, à l'exception de l'identité des protagonistes qui se voit sans cesse remodelée, au fil des événements. Ainsi le narrateur est prénommé « James » au chapitre 5, « Ballard » au chapitre 7, de façon détournée puisque le texte mentionne son épouse, ce qui oblige le lecteur a une reconstitution, comme l'on reproduit un accident ou rassemble les éléments épars d'un cadavre. À l'inverse, d'autres personnages sont immédiatement adéquats à l'intention du romancier : Helen, qui réécrit la mort de son mari dans chaque orgasme automobile, se nomme Remington comme une célèbre machine à écrire, et la femme pompiste pratique des fellations. Cette synchronie entre l'être et la fonction se double d'une complémentarité entre la chair et la machine : le freinage conduit à l'éjaculation, la prothèse devient érotique, calandre, glissière, chromes ou vinyle s'immiscent dans le vocabulaire amoureux. Comme le fait remarquer Baudrillard dans Simulacres et simulation : « Ici, tous les termes érotiques sont techniques. Pas de cul, de queue, de con, mais : l'anus, le rectum, la vulve, la verge, le coït. » Rien d'étonnant chez Ballard qui inscrit la science-fiction dans le présent. Loin d'être un roman d'avant-garde, Crash ! entérine un réel où n'importe quel quidam s'amuse à dire : « Vise comme elle est carrossée, mate ses pare-chocs. ».

     Cette adhésion au quotidien passe toutefois par la reprise artistique. Dans un entretien à Catherine Bresson enregistré en 1982, Ballard chez lui, le romancier avouait sa dette au Limbo de Bernard Wolfe, et plus encore à Jean Genet : « J'ai aimé Notre-Dame des Fleurs de Genet. C'est un chef-d'œuvre ! Ses obsessions sont exposées complètement à nu sur la scène, offertes comme un corps. Il m'a beaucoup inspiré dans Crash ! ». Sans parler de Jarry, dont La Crucifixion considérée comme une course de côte à bicyclette, conduira à L'assassinat de J. F. Kennedy considéré comme course automobile en descente de côte. Kennedy omniprésent — le personnage de Vaughan conduit une Ford Lincoln — mais aussi James Dean, Albert Camus, Jane Mansfield, idoles rendues immortelles dans un décès par accident, indestructibles parce que tout le temps exposées. À ce titre, Crash ! est un roman éminemment visuel. L'image, figée ou ralentie, est prédominante : simulations dans le centre de conduite, photogrammes, polaroïds, et bien sûr Elisabeth Taylor en icône sacrificielle dont la mort est sans cesse répétée par Vaughan, à la façon des Ten Lizes d'Andy Warhol. Cette affinité à l'image devait nécessairement aboutir à une adaptation cinématographique. Ballard, dans un entretien accordé à Serge Grünberg pour Les Cahiers du Cinéma a commenté l'œuvre de David Cronenberg : « On dirait que Cronenberg a passé toute sa carrière — inconsciemment bien sûr — à préparer un film comme Crash. Il faut un talent extraordinaire pour réussir une œuvre telle que celle-ci. » Or le réalisateur canadien n'a pas réussi à adapter Crash ! Véritable chef-d'œuvre mais transposition loupée, comme on rate un embranchement, il mène à autre chose, ce que confirme Ballard : « J'ai déclaré que le film de Cronenberg commençait là où finissait mon roman (...) ». La beauté plastique du film, époustouflante mais figée, s'impose au détriment du sperme et du sang, à cette fluidité incontrôlable qui était un élément moteur des premières œuvres du cinéaste. À ce titre, Videodrome est authentiquement un film ballardien.

     La « famille » artistique du romancier se trouve bien plus dans le Body Art, comme le célèbre happening de Chris Durden consistant à se faire tirer une balle dans l'épaule, ou dans les toiles de Francis Bacon, dernier grand peintre selon Ballard, dont on connaît l'intérêt pour les figures immobiles de Muybridge et les clichés de plaies ou tératomes. Le monde s'épanouit en blessures, délaisse les zones érogènes conventionnelles au profit de toutes les béances, l'orifice sexuel n'étant plus qu'un cas particulier de la jouissance. Crash ! est un roman pornographique puisqu'il met le sexe en représentation, mais il est surtout un manifeste moral, conformément aux propos de Ballard dans sa préface à l'édition française. Quoi d'étonnant dès lors à ce que Vaughan, initiateur et prophète, apparaisse comme la conscience du narrateur, lui-même analogon du romancier (ce dont se souviendra Fight Club) ? Éthique de la vitesse, lucide quant à son application — L'île de béton suivra, contrepoint symétrique qui voit l'automobiliste devenir sédentaire par accident — Crash ! invente la littérature de l'ordure, contre la presse ordurière des tabloïds. La preuve ? Dès 1982, J. G. Ballard affirmait dans What I believe : « Je crois aux odeurs corporelles de la princesse Di. ».

Xavier MAUMÉJEAN
Première parution : 1/3/2005
dans Galaxies 36
Mise en ligne le : 18/1/2009


Edition POCKET, Science-Fiction / Fantasy (1987)

     Crash est un classique moderne en littérature de Science-Fiction. Le roman peut également revendiquer ce titre en littérature pornographique. C'est sans doute le premier roman de Science-Fiction pornographique, par Ballard le poète des espaces intérieurs.
     Le mélange des deux genres donne un résultat très particulier. Le livre est d'autant plus surprenant quand on l'ouvre en ignorant ce qu'il renferme. Pour ceux qui connaissent l'auteur et qui n'ont aucune idée sur l'atmosphère et les décors de Crash, le coup est rude. Je m'explique : Crash se veut un roman expérimental. En tant que roman traditionnel, il n'a aucune valeur, et c'est bien ce que désirait Ballard. C'est la douche froide. La poésie se fait triviale. L'alchimie sexuelle explose.
     J'ai lu le roman avec une détermination glacée et sans en tirer le moindre plaisir. Je pense que je n'ai pas aimé Crash mais je le pense seulement, je n'en suis pas sûr, parce qu'il est tellement difficile d'analyser les rapports étranges que l'on peut nouer avec un livre aussi singulier, avec cette « métaphore extrême créée pour une situation extrême », avec cet « ensemble de mesures désespérées à n'utiliser qu'en cas de crise urgente » (cf la préface à l'édition française rédigée par l'auteur).
     Roman apocalyptique ? Ballard le prétend. Cependant, il s'agit d'une apocalypse quotidienne et partielle qui choisit de tuer quelques milliers d'échantillons parmi des millions de personnes. Apocalypse lente, régulatrice, faisant partie des choses de la vie.
     La voie explorée est celle d'une sexualité nouvelle, celle d'un échange quadrisexuel ; entre hommes et femmes, par le biais de toutes les combinaisons possibles, mais en symbiose étroite avec la voiture et les accidents de la route. La foultitude de détails sensuels et la multitude de touches excitantes naissent dans les blessures des survivants du macadam, dans le corps magnifié des automobiles, dans le sex-appeal du cuir, du métal, du vinyle et des commandes (volant, arbre de direction, cadran, levier de vitesse, frein à main...) et dans les sinistres violences sexuelles que génère la vision des accidents, des voitures tordues, des blessés agonisants. Il n'y a ici aucune différence entre le sperme et le liquide de refroidissement, entre la chair et le métal, entre la peau et le simili-cuir, entre le choc d'une collision et un orgasme, entre le coït et la recherche d'une mort artistique, digne et désespérée. Prisonniers de leurs obsessions routières, les personnages appellent la mort qui n'est pas autre chose qu'un acte sexuel suicidaire dans le cadre d'une sexualité technologique. Crash fait froid dans le dos. Et le lecteur serre les fesses.

Éric SANVOISIN
Première parution : 1/9/1987
dans Fiction 389
Mise en ligne le : 17/4/2003

Cité dans les Conseils de lecture / Bibliothèque idéale des oeuvres suivantes
Jean Gattegno : Que sais-je ? (liste parue en 1983)
Denis Guiot & Jean-Pierre Andrevon & George W. Barlow : Le Monde de la science-fiction (liste parue en 1987)
Lorris Murail : Les Maîtres de la science-fiction (liste parue en 1993)
Stan Barets : Le Science-Fictionnaire - 2 (liste parue en 1994)
Association Infini : Infini (1 - liste primaire) (liste parue en 1998)
Francis Berthelot : Bibliothèque de l'Entre-Mondes (liste parue en 2005)

Adaptations (cinéma, télévision, BD, théâtre, radio, jeu vidéo...)
Crash! , 1971, Harley Cokeliss (as Harley Cokliss) (Court métrage)
Crash , 1996, David Cronenberg

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