II y avait longtemps qu'on n'avait pas lu un roman de s-f signé Houssin, l'auteur, on le sait, étant trop pris par l'éphémère direction d'une collection ayant semble-t-il définitivement sombré (Chez Siry), et par l'écriture de scénarios pour la télé en compagnie de son complice Daniel Riche (cette activité-là étant toujours en cours). Il nous revient avec un récit, certes plus long, mais qui ne nous dépayse pas par rapport à ses Fleuve Noir : le goût de l'action violente et des marginalités (ici des bandes de pilleurs et de motards, comme les « Enragés », à l'œuvre dans une grande cité en proie à la déglingue et à la police omniprésente — les « lunettes noires »), la transposition de problèmes en germe dans un futur à très court terme et un ailleurs riche en connotations (l'Argentine du titre), les couleurs enfin dont il orne son texte...
Couleurs ? On se souvient que Houssin adapta pour la b-d un de ses Fleuve (Blues). Argentine, avec ses personnages emblématiques (chef de bande, ici le « Golden boy », salopards pustuleux, femme inaccessible) fait souvent penser à Blues, plus b-d en fait que le roman : et ce n'est sûrement pas un hasard si la couverture du roman (très belle) est signée Gauckler, qui avait dessiné Blues pour les deux albums parus aux Humanoïdes Associés, et qui nous revient ici en illustrateur, avec de la maturité et dès finesses en plus. Bande dessinée ? On en trouve un reflet direct dans le personnage d'Aurora (la femme inaccessible, par rapport aux putains qui hantent la ville sans nom), la femme double : « La moitié droite d'Aurora appartenait à la plus belle femme de l'univers et la gauche à une vieillarde quasi centenaire... » (p. 142). Ce personnage impossible biologiquement mais très visuel, très esthétique, introduit ce qui est le plus fort dans le roman de Houssin : Matrix, une sorte d'ouragan temporel artificiel, qui cerne la ville, la pénètre peu à peu, et fait instantanément vieillir d'un demi-siècle tout ce qu'il touche.
C'est dans les effets de Matrix que l'auteur nous dévide ses pages les plus frappantes -ainsi de ce qui reste d'un bordel après le passage de Matrix : « Un putano survivant était resté à quatre pattes sur son lit avec les ossements de son client sur le dos. Il avait senti pourrir le phallus du cobaye dans son vieux cul fané » (P. 200). Il est alors dommage (et le lecteur en est frustré) que l'autre invention forte du roman, ces dirigeables policiers noirs qui surveillent le désert aux abords de la ville et dans l'ombre desquels survivent des hordes errantes, ne soit réduit qu'à quelques lignes informatives, alors qu'on aurait pu s'attendre à d'autres fortes séquences sur le sujet. C'est d'autant plus dommage que Houssin est aussi à l'aise pour décrire le désert que la jungle urbaine : « J'apercevais aussi d'étranges plates-formes de terre humide, comme si l'épiderme du désert, par endroits, se mettait enfin à transpirer, à suer une eau alcaline qui vous plantait, si vous tentiez de la recueillir pour boire, dix mille aiguilles dans les intestins » (p 150).
Houssin sait écrire, pas de doute, et Argentine devrait faire taire une fois pour toutes ceux qui tentent de faire le distinguo entre littératurants et narratifs, comme si l'un allait sans l'autre pour accoucher d'un bon livre. Quant aux critiques paresseux qui ne cessent d'écrire que les deux seuls survivants valables de la « s-f — politique française » sont Hubert et Wintrebert, il faudra qu'ils comptent désormais Houssin dans les rangs. Mais de quoi serait-il un survivant, puisqu'il est vivant ?
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire)
Première parution : 1/7/1989 dans Fiction 410
Mise en ligne le : 9/10/2003