Un méchant E-T, un « Bug Eyed Monster » (il possède un oeil frontal, dix-huit paires de membres, des pinces qui vous découpent les têtes comme autant de feuilles de papier) a fui sa planète d'origine, Szeczka, où la violence est continuelle, pour se réfugier sur Terre, ou il peut prendre de nombreuses apparences ; il s'y déchaîne (clac ! les têtes...} et est traqué par une police spéciale, dont deux des brigadistes principales sont deux femmes superbes. Le chasseur devient chassé, il y laissera sa peau écailleuse...
Ne dirait-on pas une de ces bonnes vieilles séries B des ann6es 50 ? Voire une nouvelle des années 30 issue de quelque pulp poussiéreux ? Que nenni ! D'abord, pour bien comprendre de quoi il est question dans cette Biographle comparée, il est prudent de se reporter au « dos » de I'ouvrage, et même si la prière d'insérer réservée à nous autres messieurs les critiques. Car le récit des malheurs du Murgrave, loin d'être raconté de façon linéaire, est au contraire morcelé en de multiples « récits dans le récit », tous écrits à la première personne par des intervenants énigmatiques ; et, loin de tracer un tableau cohérent d'une chasse à I'homme (pardon : au monstre), avec des repères géographiques ou temporels précis, le lecteur ne peut qu'avancer en aveugle (et en zigzag) a. travers une suite de séquences brisées, du style pirandellien de « chacun sa vérité ».
Le chasseur chasse, à la fois monstrueux et pitoyable, est-il coupable, innocent ? Est-il le produit sans moralité ni messagers de justice ou les représentants d'un monde, le notre, pas plus clément que celui d'où il vient ? Mystère et boule de gomme — d'autant que la société terrestre décrite par Volodine semble être, a I'instar de ce nom (un pseudonyme, murmure-t-on) URSSisée a l'extrême (le seul journal dont il est fait mention est la Vsemirnaïa Pravda, et encore tout y est-il censuré), et même stalinisée jusqu'au trognon, en vertu d'une économie de guerre (atomique) ou le citoyen ordinaire en est réduit à chasser la grosse araignée mutante pour se nourrir : Aujourd'hui les légendes revivent à leur manière : aujourd'hui les hommes sont habillés de lambeaux graisseux ; ils terrassent de très, très petits dragons avec des morceaux de planches (p. 172).
En somme, il semble bien que les forces en présence soient renvoyées dos-à-dos, et avec un ricanement de surcroît. Les terriens, vus par les E-T ? Nous avons contre nous I'horreur que soulève en nos âmes leurs cauchemars et leurs guerres : rien de grave (p. 202). Un livre dont I'éparpillement cache la densité, ou I'argument archétypal cache une réflexion kafkaïenne — mais ou surtout l'écriture, porteuse, est constamment superbe par delà des difficultés de surface de lecture. Ou est la SF française. se lamentait-on depuis quelques années ? Elle est chez Volodine, elle est chez Maurice Mourier (Parcs de mémoire) : à un endroit où on ne I'attendait pas — pas chez les jeunes Turcs issus des fanzines, mais chez des écrivains venus de la « littérature générale » . Que ce soit Elisabeth Gille qui ait percu et favorisé cette émergence est un nouveau blason a ajouter à « Présence du futur ».
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/6/1985 dans Fiction 363
Mise en ligne le : 5/1/2005