On connaît très peu Harry Harrison en France, principalement parce que rien de bien transcendant n’a été traduit de lui dans notre langue : le seul récit qui échappe à la médiocrité générale est, à notre avis, Les rues d’Ashkalon, publié dans l’anthologie de Maxim Jakubowski Loin de Terra (Présence du Futur). Aux États-Unis, la carrière de Harrison est tout de même plus brillante : depuis 1953 il a écrit plusieurs livres qui ont été bien accueillis par la critique et le public, The stainless Steel rat entre autres. Mais Harrison a aussi composé d’intéressantes anthologies, tenu la revue des livres et occupé le fauteuil de rédacteur en chef à Amazing. Pourtant, son plus grand succès, il le doit à un roman : Deathworld, présenté par les commentateurs comme un space-opera de luxe, comparable aux grands classiques du genre. Deathworld eut aussi une grande popularité auprès des amateurs puisque deux suites ont été rédigées à ce jour : Deathworld 2 et Deathworld 3.
« Enfin un chef-d’œuvre ! » avons-nous pensé quand les éditions Albin Michel se décidèrent à traduire Deathworld en français, sous le titre Les trois solutions. C’est donc avec un préjugé des plus favorables que nous avons ouvert le livre et commencé sa lecture. Malheureusement, il est des réputations qui ressemblent aux souvenirs. Il vaut mieux ne pas les confronter avec la réalité. Sous l’emprise de la nostalgie, les « chers disparus » s’entourent d’une aura de légende ; le Rayon Fantastique est ainsi devenu un symbole de la perfection, alors qu’il a publié une quarantaine de livres illisibles. De même, il aurait sans doute été préférable de laisser ces Trois solutions reposer en paix.
La première partie du roman est passionnante. Jason dinAlt, joueur professionnel dont les talents parapsychologiques expliquent la chance insolente, rencontre l’envoyé de la planète Pyrrus, le Monde de Mort du titre américain. « La race humaine est indésirable sur Pyrrus. (…) La durée de vie moyenne de mon peuple est de seize ans. (…) La gravitation est près de deux fois celle de la Terre. Les conditions de température peuvent passer dans une même journée d’une chaleur tropicale à un froid polaire. (…) marées de trente mètres (…) activité volcanique incessante. (…)
J’ai gardé le meilleur pour la fin, dit Kerk avec un humour sombre. (…) Les plantes et les animaux sur Pyrrus sont durs, ils se battent contre le monde et entre eux. Des centaines de milliers d’années de mutations galactiques ont produit des choses qui donneraient des cauchemars à un cerveau électronique. Blindés, empoisonnés, des serres à la place des pieds et des crocs en guise de dents. Cela s’applique à tout ce qui marche, vole ou tout simplement vit et pousse. Avez-vous déjà vu une plante avec des dents pour mordre ? »
Les Pyrrusiens ont dû s’adapter, sont devenus eux aussi de véritables machines à tuer et dans un même temps ont développé un gigantesque complexe de supériorité : ils considèrent avec mépris les autres races de la galaxie, si rachitiques et si vulnérables.
Jason dinAlt reçoit vingt-sept millions de la monnaie de l’époque et la mission d’en gagner au jeu trois milliards ; il s’ensuit une grande partie de dés au casino de Cassilia, « la salle de jeu de la nuée de systèmes d’étoiles entourant la planète ». Les quelques pages au bout desquelles dinAlt fait « sauter la banque » sont fascinantes et rappellent celles où Cayle Clark, dans Les armureries d’Isher (van Vogt), gagne une fortune pour s’en laisser, délester peu après. C’est un plaisir toujours renouvelé de voir un homme lutter contre le hasard et le vaincre ! Après diverses mésaventures, Jason dinAlt arrive sur Pyrrus et le lecteur se dit qu’il va enfin goûter à ses délices mortels. C’est à partir de ce moment que la magie du verbe de Harry Harrison commence à perdre son effet.
Pyrrus se révèle immédiatement un bien piètre décor, et il semble que l’auteur soit incapable de se représenter une faune vraiment terrifiante. Imaginez la Forêt Noire que hanteraient quelques ptérodactyles et autres monstres de bonne compagnie, ajoutez-y quelques plantes carnivores, mais pas trop, sinon vous pourriez vous sentir dépaysé. Où l’on voudrait une vie grouillante et vorace, toujours prête à happer l’imprudent, il n’y a qu’une poignée de bêtes miteuses tout juste bonnes à dormir dans une cage de zoo. Et ce n’est pas tout ; les événements s’enchaînent d’une manière trop automatique, trop directement prévisible, et l’ennui s’installe peu à peu…
Les personnages humains n’ont pas meilleure contenance : si Jason dinAlt garde un soupçon de vérité psychologique, la personnalité pyrrusienne devient rapidement insupportable d’invraisemblance. En ce sens, les soixante dernières pages sont tout simplement risibles et relèvent tout au plus d’une logique de bande dessinée. Il est assez triste de voir un écrivain professionnel comme Harry Harrison être atteint d’une anémie aussi totale de l’imagination, et si Les trois solutions constitue le sommet de son œuvre, de quoi est faite la base ?
Nous ne voudrions tout de même pas donner l’impression que ce roman soit absolument sans intérêt ; non, s’il n’avait pas été présenté comme une grande réussite, peut-être aurions-nous été plus indulgent avec lui. Après tout, la première partie est intéressante et quelques scènes ressortent de la grisaille : tel l’épisode où Jason dinAlt rencontre pour la première fois les Grubbers, ces hommes qui vivent en harmonie avec la faune et la flore du Monde de Mort. Mais cela ne suffit pas à élever Les trois solutions au-dessus d’un roman de série, visiblement écrit beaucoup trop rapidement.
Encore une notation et nous en aurons fini avec le livre de Harry Harrison : nous aimerions tellement critiquer favorablement les parutions de cette série qui aurait tout pour plaire si elle se décidait à traduire des œuvres d’un niveau littéraire un peu plus élevé, tout en restant fidèle à la science-fiction populaire. L’anonyme personne qui a pour tâche de sélectionner les romans entendra-t-elle nos appels ou continuerons-nous à crier dans le désert ?