Par-delà le Vortex s'étend l'Archipel du Rêve, une zone de neutralité épargnée par la guerre qui ravage les continents austral et septentrional. On rêve d'y séjourner et, une fois prisonnier de ses langueurs tropicales, on ne peut que succomber à une autre forme de guerre, celle que se livrent les êtres de désir et de pouvoir qui peuplent les différentes îles de cette géographie hors du temps, singulière en diable.
Chef-d'œuvre de la littérature érotique, construction intellectuelle qui relève autant de l'anticipation à l'anglaise que du roman psychologique, L'Archipel du Rêve est l'un des plus beaux ouvrages de Christopher Priest ; un maelström de récits interconnectés qui nous ramène aux apocalypses poétiques de J.G. Ballard.
Christopher Priest est connu dans le monde entier pour son roman Le Monde inverti. Mais il est l'auteur d'autres ouvrages remarquables, dont Une femme sans histoires, Les Extrêmes, Le Prestige, La Fontaine pétrifiante.
1 - L'Instant équatorial (The Equatorial Moment, 1999), pages 9 à 13, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 2 - La Négation (The Negation, 1978), pages 15 à 58, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 3 - Les Putains (Whores, 1978), pages 59 à 80, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 4 - La Crémation (The Cremation, 1978), pages 81 à 124, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 5 - La Libération (The Discharge, 2002), pages 125 à 174, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 6 - La Cavité miraculeuse (The Miraculous Cairn, 1980), pages 175 à 249, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 7 - Le Regard (The Watched, 1978), pages 251 à 328, nouvelle, trad. Michelle CHARRIER 8 - Alain SPRAUEL, Bibliographie des oeuvres de fiction de Christopher Priest, pages 329 à 335, bibliographie
Critiques
Auteur à part dans une production anglaise déjà bien singulière, Christopher Priest poursuit son œuvre particulière, livrant inlassablement des textes curieux, décalés, souvent magnifiques et toujours exigeants.
Publié dans la collection « Lunes d'encre » (sous une couverture de Manchu non seulement inadaptée, mais franchement grotesque) comme la quasi totalité des œuvres de l'auteur, L'Archipel du rêve est peut-être la meilleure manière d'aborder Christopher Priest dans ce qu'il a de plus délicat, de plus douloureux et de plus difficile à cerner. Si L'archipel du rêve est à mettre en rapport avec La Fontaine pétrifiante (en Folio « SF »), il apporte une vision différente de cette création littéraire aussi fascinante que dérangeante, via un positionnement encore plus ambivalent sur la nature de la réalité géographique décrite. On y retrouve le perpétuel décalage des personnages par rapport à une existence souvent subie, une douleur existentielle bien difficile à exprimer et une étrangeté générale à la fois inquiétante et curieuse. Bien plus proche de Kafka que d'un fantastique plus « traditionnel », L'Archipel du rêve est non seulement une réussite totale, mais également une interrogation pudique (malgré l'outrance sexuelle de certaines pages) sur l'âme humaine, via des personnages profonds, subtils et terriblement présents dans leurs faiblesses comme dans leur triste humanité.
S'il n'est évidemment pas question de résumer ici les sept nouvelles du recueil, il n'est pas inutile de préciser qu'il s'agit de la peinture d'un monde hors du temps, un archipel aux frontières peu définies qui sépare deux continents en guerre perpétuelle (celui-là même qui fait figure de construction mentale névrotique, et d'ailleurs fausse, dans La Fontaine pétrifiante). Pornographiques, violentes, subtiles et magnifiques dans l'art de l'ellipse, les nouvelles de L'Archipel du rêve relèvent de l'attente comme du changement. Attente de ce qui vient quand on décide de passer à l'acte (« La Négation », texte imposant dans lequel un jeune soldat apprenti poète finit par déserter dans la neige et le froid, lassé par une existence absurde et des patrouilles inutiles au pied d'un mur très kafkaien, censé protéger la région d'une hypothétique invasion ennemie — une nouvelle à mettre en rapport avec un certain Désert des tartares), attente du voyeur fasciné par la sexualité d'une peuplade mystérieuse dont il cherche à percer le secret (dans le très percutant « Le Regard », sublime parabole sur le voyeurisme et la frustration), changement de la jeune femme venue régler les différentes formalités suite au décès d'un oncle éloigné, et qui finira par vivre une aventure avec la policière chargée de sa surveillance (« La Cavité miraculeuse »), changement d'un déserteur ou d'un visiteur, attente des uns, des autres et de ceux dont on a peur, L'Archipel du rêve est une étonnante invitation au voyage. Un voyage difficile d'accès, à réserver aux plus motivés, mais dont la profondeur et la puissance descriptive livrent un Christopher Priest dans toute sa nudité crue (et paradoxalement pudique). Au final, on sort dérouté et envoûté du recueil, à l'image de ces personnages présents dans leur absence, et dont on a bien du mal à se défaire une fois la dernière page tournée. Une sorte d'apéritif délicieux au prochain ouvrage de l'auteur, The Separation, à paraître cette année en « Lunes d'encre ».
Presses Pocket en 1980, Titres SF en 1981 avaient publié ce recueil, bien avant qu'il ne sorte en Angleterre sous le titre The Dream Archipelago, en 1999. Les nouvelles variaient d'un livre à l'autre. Voici, proposée par Gilles Dumay, une version que l'on peut qualifier d'intégrale.
Les nouvelles peuvent être lues séparément et chacune pourrait figurer dans une anthologie, tant elles recèlent de force et d'inventivité. Ensemble, elles composent un roman d'une grande cohérence. On ne saurait dire qu'elles racontent une histoire unique. Le lien est plus subtil. C'est d'abord un lieu, des îles si nombreuses que ceux qui les habitent ne connaissent pas les noms de leurs voisines d'archipel, des îles qui s'étendent par-delà un vortex qui altère la perception du temps. C'est ensuite un arrière-plan de guerre, un conflit millénaire qui oppose le Nord et le Sud de la planète, l'archipel constituant une zone neutre, un apparent refuge. C'est surtout un thème qui court de texte en texte : le désir. Sur ces îles en paix se mène une guerre sexuelle. Le vaincu est celui qui cède à l'attrait de l'autre, souvent pour se fuir lui-même. Tapi dans une grotte, un industriel de l'espionnage tente de surprendre les rites secrets et érotiques d'un peuple mystérieux, les Qataaris. Une femme succombe aux charmes de son garde du corps, une femme policier, amour trouble qui la renvoie vers l'enfance, l'éveil de ses sens dans les bras d'une cousine, cette cavité ouverte dans un mur où son bras, soudain, s'est trouvé prisonnier, dans une souffrance atroce. Un homme suit une jeune femme dans une jungle où sont tapis de redoutables insectes qui ne sont pas, pourtant, le plus mortel des dangers.
Certains diront que Christopher Priest est difficile à lire. En effet, il n'explique rien. Il livre des histoires étranges. Au lecteur de trouver la clef. D'autres diront que l'on s'éloigne de la SF. Effectivement, L'Archipel du rêve recèle davantage de psychologie que d'aventures. Mais c'est justement parce qu'elle est singulière, inclassable, que l'œuvre est pertinente. Une des nouvelles, La Négation, confronte un jeune soldat à l'écrivain qui a changé sa vie par la grâce d'un roman. À mesure qu'il parle avec cette femme, il découvre qu'il n'a rien compris à son œuvre, que le roman dissimulait une violente critique de la guerre, une vision du monde trop pessimiste pour que son enthousiasme de jeune homme puisse la percer. Cette nouvelle est sans doute la clef de l'ensemble de l'œuvre. Lire Christopher Priest, c'est se dépouiller de sa naïveté. Sous un érotisme de façade se dissimule une vision angoissante du désir. Sous des textes parfois très réalistes se dissimulent des pièges où les décors basculent, où l'on glisse dans un autre monde, où la science-fiction que l'on croyait absente se révèle, dans toute sa puissance, au lecteur attentif.
Alain Dorémieux le soulignait en mai 1980, dans le n° 308 de la revue Fiction 1 : « Priest romancier, c'est déjà quelque chose de remarquable ; mais Priest nouvelliste, c'est peut-être encore meilleur ». Les lecteurs l'avaient aussi constaté en lisant l'éblouissant Livre d'orde Christopher Priest, recueil élaboré par Marianne Leconte 2. C'était il y a ving-cinq ans. L'époque où un éditeur pouvait imposer Priest. Ou Dick...
Aujourd'hui, les nouvelles de Christopher Priest ne sont pas en adéquation avec le goût (pavés de fantasy, décalogies diverses et baston spatiale...) du public actuel. Publier L'archipel du rêve relève donc à l'évidence — pour un éditeur qui a beaucoup à se faire pardonner — de ces actions propres à lui valoir, lorsqu'il se presentera devant le peseur d'âmes, quelque indulgence plénière... Que nous lui accordons ici sans hésitation, on l'aura compris.
On saluera aussi le travail d'édition exemplaire de ce volume — cela contribue, avec les intégrales et la réédition des chefs d'œuvre du fonds historique, à faire de « Lunes d'Encre » une collection de référence — qui consiste à offrir une bibliographie intégrale de l'auteur en fin de volume ; et ce, même si le choix de numérotation (avec la reprise des mêmes textes à deux reprises) peut sembler un peu étrange. Mais là, nous chipotons...
On conviendra, pour en revenir à l'essentiel, que les univers de Priest, en particulier les nouvelles de L'Archipel du rêve qui font la part belle à l'impressionnisme, ne sont pas d'accès facile au lecteur intellectuellement paresseux. Peu d'entre elles, circonstance aggravante, s'achèvent véritablement ; il n'y a pas de chute, pas d'effet de suspense, et ces histoires nous donnent plutôt l'impression étrange d'avoir débuté avant de paraître à nos yeux et de se poursuivre après que le narrateur les ait abandonnées... Il n'y a pas non plus de temps objectif chez Priest : le récit est reconstruit par la mémoire, infidèle et trompeuse.
Tout au long de L'archipel du rêve, le lecteur baigne dans un climat de langueur et de morbidité ; on pourrait presque, il est vrai, parler de froideur ballardienne... Ce rapprochement un peu paresseux, évoqué par la 4ème de couverture, est trop hasardeux car le parallèle est superficiel et tient seulement au climat désenchanté du recueil (on songe alors à Vermilion Sands) et non à la narration ou aux thématiques abordées... Marianne Leconte expliquait, dans une préface à une précédente édition du recueil, ce qui donne aux personnages de Priest cette sorte de goût pervers de l'échec, cette lancinante rémanence de la solitude : « Ils se révèlent incapables de faire un choix et suivent ce qu'ils croient être leur destin avec un certain fatalisme ». Priest enferme en effet ses tristes héros dans un carcan, une prison mentale dont ils ne peuvent s'échapper, condamnés qu'ils sont, comme Lenden dans La cavité prodigieuse, à revivre les mêmes doutes, les mêmes angoisses, la même honte de soi, la même confrontation avec la peur de l'autre avant le retour obligé à la case depart : solitude et échec !
Les véritables barrières de L'archipel du rêve ne sont donc pas les limites matérielles, mais plutôt la désolation intérieure et l'incommunicabilité qui sont la marque des protagonistes du recueil.
On a cité Ballard pour rejeter un rapprochement superficiel. On pourrait en revanche évoquer à meilleur titre Le Désert des tartares de Dino Buzzati en ce qui concerne la toile de fond de la guerre perpétuelle et confuse qui sous-tend le recueil, vue ici derrière la ligne de front ou, comme dans La négation, par le surgissement imprévu d'un soldat ennemi et néanmoins si semblable...
On notera aussi que certains textes renvoient — par leur titre même 3 et souvent leur sonorité en « ion » (il faudrait s'y pencher plus longuement) — à d'autres ouvrages, la nouvelle La négation, au sommaire de L'archipel du rêve, renvoyant ainsi au roman L'affirmation (stupidement traduit en France par La fontaine pétrifiante).
L'archipel du rêve n'est assurément pas un remède à la mélancolie ; mais c'est une littérature fascinante qui exerce son emprise durable sur tout lecteur qui sait encore ce que veulent dire deux mots importants, hélas un peu passés de mode dans la science-fiction contemporaine : littérature et beauté.
Notes :
1. Chapeau de présentation de Promenades mélancoliques dans le futur. 2. Pocket, 1980. 3. Du moins les titres originaux, car les éditeurs français ne les ont souvent pas conservés, sans comprendre qu'ils détruisaient ainsi l'effet de résonance globale voulu par Priest !
Lunes d'Encre nous propose ce mois une réédition bienvenue, celle d'un roman-mosaïque splendide : L'archipel du rêve. Ce recueil fut publié en son temps – c'est-à-dire en 1981 – par Lattès dans sa collection Titres/SF, et n'avait jamais été réédité depuis. C'est désormais chose faite, dans une version largement réécrite en 2002 par l'auteur ; un texte vient d'ailleurs s'ajouter, La libération, publié originellement dans Destination 3001, l'anthologie de Jacques Chambon et Robert Silverberg.
Au cœur de ces nouvelles, la guerre. Celle qui ravage les continents, et à laquelle échappe l'Archipel du Rêve. Pourtant, comme les textes se déroulent tous dans cette zone neutre, la guerre apparaît en creux, par l'évocation qu'en font certains soldats de permission dans les îles. Ici, tout y est tranquille, même si dans certains endroits la violence et les perversions guettent, rattrapant ceux qui ont cru trouver dans l'Archipel le paradis qu'ils recherchaient. Lorsque l'on gratte un peu, on s'aperçoit qu'il y existe aussi des lois, parfois très contraignantes, et que la vie n'y est pas si idyllique ; le rêve peut parfois se transformer en cauchemar. Néanmoins, on ne peut se défaire de la première impression que laissent les doux noms de Muriseay, les Aubracs, Seevl...
Par son décor, son côté contemplatif et poétique, c'est bien évidemment à Vermilion Sands, de Ballard, que fait penser ce livre. Peu d'action ici, Priest préfère nous faire découvrir son monde par petites touches, par des textes pouvant se lire indépendamment, mais qui résonnent tous à l'unisson, pour nous dire que le paradis n'est pas sur terre. Pour peu qu'on oublie certains côtés, on peut trouver un rythme de vie qui nous convienne, mais toujours les lieux dicteront leur loi aux habitants. Au risque de parfois dégoûter ceux-ci, comme dans La cavité miraculeuse, long texte qui se paye en outre le luxe d'un coup de maître de Priest qui nous cloue sur place, mais chut ! n'en disons pas plus.
Il convient pour finir de saluer le travail de la traductrice, Michelle Charrier, qui a su rendre le ton tout empreint de subtilité de Priest, et concourt à faire de cette réédition l'un des grands bonheurs de cette rentrée littéraire de l'imaginaire, un mot qu'on croirait forgé sur mesure pour L'Archipel du Rêve.