En 1998 paraissait Escales sur l'horizon, anthologie-manifeste-événement de la SF francophone réunie par Serge Lehman, qui suivait de deux ans celle d'Ayerdhal, Genèses. Genèses devait remettre le pied à l'étrier à la SF d'expression française, alors qu'Escales se chargea de lui insuffler son rythme de croisière. À peu près au même moment (en 1999), débutait la collection « Lunes d'Encre » chez Denoël, dirigée par Gilles Dumay, vite devenue synonyme de qualité et d'exigence littéraire. C'est donc tout naturellement que, pour les dix ans de la collection, Dumay et Lehman ont eu l'idée de refaire un instantané de la SF française (même si Laurent Kloetzer habite en Suisse, aucun auteur étranger au sommaire). Ceci étant dit, comme l'anthologie est réunie par Serge Lehman, le terme d'instantané ne convient pas franchement, car en historien du genre qu'il est, il a comme d'habitude remis les textes en perspective du développement de ce genre littéraire. Il s'en explique dans une longe préface foisonnante qui, si elle semble courir un peu trop de lièvres à la fois, n'en demeure pas moins sources de nombreuses interrogations passionnantes. Avec comme idée directrice que la SF ne doit plus se voir comme un genre en soi, mais bien comme une sensibilité applicable à tous les domaines de la vie courante, sensibilité qui se répand toujours plus dans la société moderne. Ceci étant acquis, il convient maintenant d'élargir les frontières, tant narratives que stylistiques, soit opérer un retour sur l'horizon, trop longtemps délaissé.
Cette évolution passe forcément par un renouvellement des personnes : des seize auteurs d'Escales, seuls deux conservent leur place ici, Thomas Day et Jean-Claude Dunyach qui, hasard ( ?), se trouvaient... en fin d'ouvrage de l'anthologie de 1998. En outre, la plupart des écrivains réunis ici ont entre 30 et 40 ans ; mais s'y mêlent deux anciens toujours verts, André Ruellan et Philippe Curval.
C'est à Fabrice Colin & Emmanuel Werner que revient l'honneur d'ouvrir le bal, avec un hommage à Dick, brodant sur les thèmes habituels des univers parallèles et de la perception de la réalité, agrémenté d'une touche d'auto-fiction et de récit-gigogne (qui est réellement Emmanuel Werner ?). Dick est mort, certes, mais près de trente ans après son décès, son influence est toujours aussi forte.
Vient ensuite Éric Holstein, avec une histoire de grandeur et décadence d'un trader dans un futur proche surmédiatisé et surpublicisé. Malgré le cynisme bienvenu et qui fait mouche, on a l'impression d'avoir déjà lu de nombreuses fois ce type de nouvelle, qui reste donc anecdotique.
Catherine Dufour, dont les titres sont toujours merveilleux, comme le prouve « Une fatwa de mousse de tramway », dénonce la société moderne dans laquelle on se contente de consulter des bases de données sans réfléchir ; néanmoins, son texte construit essentiellement à base de dialogues peine à nous intéresser aux propriétés de la potasse et autres fours à la norme pémuc, même en sachant que toutes les affaires citées ici sont tirées de faits réels.
Jean-Claude Dunyach est l'un des seuls dans l'anthologie à rester fidèle aux nouvelles frontières spatiales ; il s'est ici attelé à travailler la musicalité d'un long texte par moments très hard SF. Malgré des visions vertigineuses dignes du sense of wonder américain, on se dit que la première partie, sur Terre avec Moire, était nettement plus intéressante que ce qui suit, et qu'il est dommage que Dunyach n'ait pas davantage développé celle-ci plutôt que son exploration des astéroïdes.
Fait assez exceptionnel pour être signalé, il y a un auteur débutant dans ce volume : Maheva Stephan-Bugni, qui nous livre une relecture de Kafka teintée de révolte. Un texte intéressant, qui fonctionne beaucoup par ellipses, même si certaines de celles-ci sont trop marquées et donc un brin agaçantes ; il n'en reste pas moins que pour une première tentative, c'est assez impressionnant et qu'on a hâte de la relire.
Laurent Kloetzer nous décrit la réponse ultime à la menace terroriste : une bombe discriminante, qui ne tue qu'une certaine partie de la population. Le texte tire sa force de sa narration « de l'intérieur », puisqu'elle est confiée à un soldat. Une nouvelle âpre, terrible dans ses implications.
La Singularité, vous connaissez ? Non, alors lisez la fiction de Thomas Day, la plus longue de l’anthologie, vous allez tout comprendre. Plutôt que de se perdre dans la description minutieuse de l’accession d’une Intelligence Artificielle à la conscience – même s’il s’acquitte très honorablement de la tâche consistant à expliquer la nature de la Singularité –, l’auteur a choisi la voie humaniste, en décrivant la vie de survivants confrontés à Lumière Noire, l’IA devenue Dieu, quelques années après les événements. Crédible, poignant, la nouvelle est l’une des plus abouties de Day, et l’une des plus réussies du livre.
André Ruellan se contente lui d'une histoire nettement plus courte, mais qui frappe fort (et que nous ne déflorerons donc pas). La question de son appartenance à la SF se pose quelques instants, mais la fin, atroce, l'y inscrit de plain-pied.
Léo Henry confirme quant à lui qu'il est à l'heure actuelle l'un des meilleurs nouvellistes de l'imaginaire. « Les trois livres qu'Absalon Nathan n'écrira jamais » est en effet une merveille de récit-gigogne, qui parle de l'art protéiforme, qui phagocyte, broie, et contamine son entourage. Un chef-d'œuvre placé très clairement sous le signe de Borgès.
Pour Daylon, que l'on connaît aussi comme graphiste talentueux, « ce n'est pas la science qui compte. C'est l'expérience ». Alors, quand des géants mystérieux débarquent sur Terre, ne nous décrit-il pas comment et pourquoi, mais préfère-t-il le récit intimiste et poétique de l'impact de ces titans sur les gens et notamment sur un couple dont la femme est une astronaute chargée d'aller à la rencontre des géants.
Philippe Cuval imagine que les communistes viennois ont récupéré l'anneau des Nibelungen et s'en sont servi pour créer la cité de Dragonmarx, aux Chiens Rouges censés faire régner l'ordre. Un texte où Marx et magie se mêle, mais dont les dialogues outrés et grandiloquents sont difficilement supportables.
Le Bloop, vous connaissez ? Il est pourtant le point de départ de la nouvelle de Jérôme Noirez, une réjouissante description d'un monde futur où de très nombreuses créatures peuplent l'océan, et théâtre d'une belle histoire d'amour. Un humour corrosif, un ton iconoclaste, pour ce qui aurait été une des grandes réussites de ce volume si la fin n'avait été décevante.
On doit l'exercice de style de ce livre à David Calvo, qui nous envoûte avec ce récit d'une menace séculaire qui pèse sur l'Homme. Court et efficace.
Enfin, Xavier Mauméjean se charge de conclure l’ouvrage, par une idée grandiose – un hôtel infini, le Hilbert, du nom d’un grand mathématicien, prétexte à la mise en pratique de certaines de ses théories dans le cadre hôtelier – mais exploitée sans réel ressort dramatique. Dommage, il y avait moyen d’écrire ici une nouvelle digne des meilleures de Greg Egan.
Au final, il va de soi que cette anthologie, comme souvent, saura plaire à tout le monde, mais pas pour les mêmes textes. Certains aimeront le côté futur au présent (Day, Dufour, Holstein, Kloetzer), d'autres l'aspect borderline (Calvo, Henry, Ruellan), certains seront plus réceptifs aux textes parlant aux sentiments (Daylon, Stephan-Bugni). C'est un visage multiple que nous offre Retour sur l'horizon, kaléidoscope de thèmes et de traitements, qui nous montre la vitalité du genre en France. Une anthologie solide, qui recèle en son cœur quelques textes mémorables. Maurice Renard, cent ans après avoir créé la science-fiction française, peut être fier de ses descendants.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 10/10/2009 nooSFere