Philip K. DICK Titre original : Clans of the Alphane Moon, 1964 Première parution : New York, USA : Ace Books, 1964 Traduction de François TRUCHAUD
J'AI LU
(Paris, France), coll. Science-Fiction (2007 - ) n° 879 Date de parution : 11 février 2015 Dépôt légal : janvier 2015, Achevé d'imprimer : 12 janvier 2015 Roman, 288 pages, catégorie / prix : 6 € ISBN : 978-2-290-03368-5 Format : 11,2 x 17,8 cm Genre : Science-Fiction
À l'image des colonies pénitentiaires de jadis, la population de la lune alphane est le fruit d'une immigration contrôlée. Sauf qu'ici point de bagnards, mais une société uniquement composée de malades mentaux et organisée en plusieurs tribus irréconciliables : les Heebs, qui planent à longueur de journée, les Pares, dont l'intelligence n'a d'égal que la certitude d'être persécutés, les très belliqueux Manses, les Skitz ou encore les Deps... Ils vont pourtant devoir s'entendre et faire front commun, car la Terre a décidé de mettre fin à cette expérience unique et de renvoyer les fous dans des asiles plus conventionnels.
PHILIP K. DICK Aucun auteur de science-fiction n’a laissé derrière lui d’œuvre plus personnelle que Philip K. Dick. En une quarantaine de romans et près de deux cents nouvelles, adaptés plus de quatre-vingts fois au cinéma (Total Recall, Blade Runner, Minority Report…), il a littéralement transcendé les frontières du genre. Les clans de la lune alphane, écrit dans la période la plus productive de sa vie d'écrivain, nous interroge, non sans humour, sur la folie, dont le curseur n'est pas toujours là où on le suppose.
Et voici donc, après Simulacres (Calmann-Lévy), le quinzième Dick traduit en France. Il date de 1964 (la même année que Le dieu venu du Centaure et que Simulacres),c'est-à-dire qu'il s'inscrit dans une phase féconde de la trajectoire dickienne. On peut dire que Dick accède ici à un point culminant de sa thématique : on sait que d'ordinaire tous ses personnages sont des névropathes en puissance ; or, ici, ils ne se contentent pas de l'être potentiellement, ils sont définis comme tels cliniquement. L'action se situe en effet dans une société en vase clos, sur un monde isolé de la Terre depuis des générations. Mais tous les membres de cette société sont les descendants de malades mentaux qui avaient été parqués ici, car cette planète servait jadis d'hôpital psychiatrique. Inutile d'insister sur le parti qu'un auteur comme Dick peut tirer de prémisses pareilles. Voilà enfin un roman qui redore le blason si vite terni de la collection Albin Michel.
Dans ce roman, paru en 1964, P. K. Dick poursuit sa réflexion sur la « normalité » et la vision du monde par des « fous ». Il imagine donc un monde dont la culture serait « folle » : la lune alphane est un ancien hôpital psychiatrique dont les pensionnaires ont été abandonnés à eux-mêmes et ont créé une culture adaptée à leurs visions du monde de « malades mentaux », se regroupant par clans selon leurs « maladies » : pares (paranoïaques), manses (maniaco-dépressifs), hébés (hébéphrènes), schizes (schizophrènes), polys (schizophrènes polymorphes), deps (dépressifs), ob-coms (obsessifs)... Les descendants des « malades » d'origine sont donc amenés à choisir un clan en fonction de leurs tendances et de l'éducation reçue, et la culture ainsi créée est un équilibre instable entre les différents clans.
Cet équilibre va être remis en cause par l'arrivée du premier vaisseau d'exploration terrien. Se souvenant de cette colonie abandonnée, la Terre désire « soigner » la culture déviante qui est apparue. Bien sûr, les « colons » veulent conserver ce qui est devenu leur culture traditionnelle. Un conflit conjugal entre un opérateur de la CIA et son épouse, psychiatre envoyée établir la marche à suivre, aboutira à la sécession de la lune, sous la protection des Alphanes de la planète voisine.
Ce que Dick veut montrer avec ce roman, c'est d'une part la relativité de la notion de normalité et la possibilité d'une culture différente ; d'autre part que la société « normale » de la Terre est entièrement noyautée par les polices, la CIA et les psychiatres, et que la libération exige qu'on se débarrasse de cette enrégimentation.
Contrairement à bien d'autres romans de la même période, Les Clans de la lune alphane ne fait pas appel aux drogues pour justifier la mise en doute de la perception usuelle de la réalité, et la mention des drogues est rare dans le livre. C'est que l'opposition entre la vision dite normale, celle des Terriens, et les visions des « colons » en fonction de leur « maladie » suffit à justifier cette mise en doute. Et le fait que celui qui a provoqué la scission se retrouve à la fin du roman seul membre d'un clan de « Norms » (normaux) tandis que sa femme, qui a défendu les intérêts terriens, se révèle une dépressive latente, confirme cette relativité de la norme.
C'est un roman assez soigné, qui s'inscrit dans la recherche de Dick sans marquer une étape importante, mais aussi sans descendre au niveau des romans « alimentaires » que Dick a parfois écrits pour exploiter ses thèmes sans les creuser.
... n'est pas celui qu'on pense. Qui, de la sociologue Mary Rittersdorf ou du Pare Gabriel Baines, de Chuck Rittersdorf ou du Manse Howard Straw, de Bunny Hentman ou du Skitz Omar Diamond — qui peut prétendre à la santé mentale, à l'équilibre psychique ? Quelle société, de celle de la Terre que l'on connaît trop bien, ou de celle, divisée en castes, de la Lune alphane, peut prétendre à une réelle stabilité ?
Chez les « fous », il y a les Pares. (paranoïaques), les Heebs (hébéphrènes), les Skitz (schizophrènes), les Deps (dépressifs), etc, vivant séparément chacun dans sa ville, son mode de vie, sa pathologie. Leurs délégués se retrouvent tous les ans au conseil inter-cités pour des discussions qui feraient frémir les plus grands psychiatres — pour décider de l'avenir de la petite planète autonome, face à la Terre qui veut la réinvestir et renvoyer ses habitants dans des asiles « qui leur conviendront mieux ». Finie l'expérience psychologique, finie l'indépendance, finie la société stable des instables... la Terre logique et rationnelle va les remettre à leur juste place, entre les mains de praticiens compétents, car « il ne s'agit pas d'une véritable culture... Elle ne possède pas de traditions. C'est une société constituée par des individus malades mentalement... Quelles valeurs auraient bien pu instaurer des malades mentaux ? » (p. 40). Parce que les shows TV de Bunny Hentman, c'est une véritable culture, les vaisseaux de guerre qui envahissent la lune, c'est une tradition ? L'installation de bases-hôpitaux, c'est l'instauration de valeurs sûres ? La CIA et ses simulacres n'est-elle pas une organisation pare ? Les émissions de Bunny Hentman ne sont-elles pas volontairement skitzes ? TERPLAN n'est-il pas une opération typiquement manse ? Qui peut prétendre détenir une vérité, quand la violence glacée des Manses parvient à repousser l'attaque terrienne, quand les visions des Skitzes se matérialisent, quand la béatitude des Heebs étouffe toute tentative d'agression ? Personne -personne sinon Lord Running Clam, le fongus ganymédien, qui observe et commente, avec clairvoyance et mansuétude — derrière lequel on devine Dick lui-même, qui joue à déséquilibrer le monde et les gens, les regarde osciller avec amusement, en restant sur le fléau de la balance, comme toujours. Objectif et sûr de lui — la sûreté de celui qui sait, mais qui ne veut rien dire — celui de tous les clans, sauf le moins équilibré : les Norms.