Ken LIU Titre original : The Man Who Ended History: A Documentary, 2011 Première parution : Panverse Publishing, septembre 2011 Traduction de Pierre-Paul DURASTANTI Illustration de Aurélien POLICE
BÉLIAL'
(St-Mammès, France), coll. Une Heure-Lumière n° 6 Date de parution : 25 août 2016 Dépôt légal : août 2016 Première édition Novella, 112 pages, catégorie / prix : 8,90 € ISBN : 978-2-84344-909-3 Format : 12,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Deux scientifiques mettent au point un procédé révolutionnaire permettant de retourner dans le passé. Une seule et unique fois par période visitée, pour une seule et unique personne, et sans aucune possibilité pour l’observateur d’interférer avec l’objet de son observation. Une révolution qui promet la vérité sur les périodes les plus obscures de l’histoire humaine. Plus de mensonges. Plus de secrets d’Etat.
Créée en 1932 sous mandat impérial japonais, dirigée par le général Shiro Ishii, l’Unité 731 se livra à l’expérimentation humaine à grande échelle dans la province chinoise du Mandchoukouo, entre 1936 et 1943, provoquant la mort de près d’un demi-million de personnes... L’Unité 731, à peine reconnue par le gouvernement japonais en 2002, passée sous silence par les forces d’occupation américaines pendant des années, est la première cible de cette invention révolutionnaire. La vérité à tout prix. Quitte à mettre fin à l’Histoire.
« Ken Liu est un génie. »
ELIZABETH BEAR
Critiques
Et si une invention fondée sur de nouvelles découvertes en mécanique quantique permettait à n’importe qui de voir, sentir et entendre avec exactitude un évènement du passé ? C’est un tel procédé que Ken Liu imagine dans son court roman. Mais il l’accompagne d’une très forte restriction : après une seule visite effectuée par un unique observateur, il n’est plus possible de retourner sur le même lieu à la même époque. Dans un premier temps, cette invention paraît être l’outil rêvé pour les historiens ; mais elle vient rapidement interroger les fondements même de cette discipline : peut-on faire de l’Histoire à partir d’un témoignage unique, donc subjectif, qui détruit les vestiges du passé en les observant, à la manière d’un archéologue qui saccagerait son chantier de fouille tout en le découvrant ?
Le débat prend un tour moral, politique et diplomatique à travers les deux personnages qui portent le récit de Ken Liu, deux scientifiques américains. Lui est d’origine chinoise, elle japonaise ; en toute logique, ils expérimentent alors le procédé sur un épisode particulièrement tragique du conflit sino-japonais durant la deuxième guerre mondiale : les exactions perpétrées par l’unité 731 de l’armée japonaise dans la Mandchourie occupée.
Empruntant la forme d’un scénario de documentaire vidéo, Ken Liu aborde avec finesse des questions difficiles sur la nature de la recherche historique, la mémoire collective, la justice et le révisionnisme. Quelques passages éprouvants mais jamais complaisants ni misérabilistes sur les atrocités commises dans le camp de Pingfang replacent les évènements et les données statistiques à l’échelle des individus qui en ont été les victimes. À la fois source de réflexion et texte d’un humanisme touchant, L’homme qui mit fin à l’Histoire est un roman dont le lecteur ne ressort pas indemne.
Futur proche. Evan, un historien, et Akemi, une physicienne, en couple, inventent un « scanner » quantique qui permet à un « témoin » de revivre un moment du passé du monde comme s’il y était lui-même. Limite : un moment revécu devient inaccessible à toute observation ultérieure (problème de la mesure en physique quantique). Mais qu’observer ? Et avec quels observateurs ? Pour Evan, d’origine chinoise, la réponse est vite évidente. Il faut exhumer la mémoire de l’Unité 731, l’Auschwitz – en pire – d’Asie, en y « renvoyant » des familiers des victimes. La néantisation des suppliciés est leur seconde mort ; elle doit cesser. De plus en plus obsédé par ce qu’il considère comme une mission, Evan ruine sa vie, met le monde en émoi – un moratoire international finit par être instauré sur l’usage de la machine –, et interroge le statut de l’Histoire comme science et idéologie.
Il y a tant d’idées dans ce texte qui se présente comme un documentaire qu’il est illusoire de vouloir les développer ici. On peut au moins en citer les objets. 1 : révéler aux lecteurs occidentaux les atrocités commises par l’armée japonaise à l’Unité 731. 2 : mettre en lumière le double déni de la Chine et du Japon sur les évènements de l’époque. 3 : pointer la responsabilité morale des USA dans le recyclage des tortionnaires. 4 : mettre en évidence le rôle éminemment politique de l’Histoire. 5 : discuter l’identité entre peuple concret et entité politique souveraine. 6 : questionner l’épistémologie historique. 7 : interroger la validité des témoignages directs. 8 : bouleverser le rapport entre Histoire et Mémoire au risque de détruire la première.
Ici, nous sommes dans l’intellectuel. Mais il y a aussi la partie humaine. Qu’éprouvent la nippo-américaine Akemi et l’en abyme sino-américain Liu ? Quelle place pour la culpabilité collective et individuelle ? Chacun est-il porteur d’une part de la responsabilité ? Quel rôle pour la repentance ? Quelles illusions faut-il bâtir sur soi et sa lignée pour pouvoir vivre heureux (voir « The Truth of Fact, the Truth of Feeling » de Ted Chiang) ? Individuellement et collectivement, vaut-il mieux tourner la page et aller de l’avant ou affronter les passés qui ne passent pas ?
Le style documentaire permet à Liu d’enfiler les questionnements en présentant un panel exhaustif des points de vue et des réactions. Par la brièveté des interventions, il évite l’écueil du voyeurisme. Par l’inclusion des acteurs, il met de la chair dans ce qui aurait pu n’être qu’un sec document administratif. Très documenté, ce texte est bien plus qu’un simple témoignage sur un fait peu connu des Occidentaux ou un monument aux victimes. Il remet les auteurs d’atrocité dans la sphère humaine, donc dans celle de la responsabilité, pointe la forme de dissociation cognitive qui permet la banalité du mal (Arendt, J. G. Gray, ou Genefort dans « Ethfrag »), et dénonce l’illusion consensuelle d’une Histoire oublieuse.
L’Homme qui mit fin à l’histoire était dans la shortlist du Hugo 2012 pour la meilleure novella. Moins politique et plus consensuel, Un pont sur la brume de Kij Johnson gagna. Qu’importe. Le Liu est aussi un grand texte qui prouve que la SF est d’abord une littérature d’idées.
Éric JENTILE Première parution : 1/10/2016 dans Bifrost 84 Mise en ligne le : 19/10/2022