ANGLE MORT (association)
, coll. Angle mort (revue) n° 11 Dépôt légal : juin 2016 Première édition Revue, 138 pages, catégorie / prix : 2,99 € ISBN : 978-2-36400-133-6 Format : Numérique Genre : Imaginaire
Plusieurs ISBN selon le format : 978-2-36400-133-6 pour PDF, 978-2-36400-134-3 pour ePub et 978-2-36400-135-0 pour Mobi.
S’il y a bien une revue sur laquelle il convient de se pencher ce trimestre, c’est le onzième numéro d’Angle mort. Ici aucun texte mal écrit, mal traduit, passable. Tout est au moins intéressant. Un des textes est formidable.
Le numéro commence par une chouette interview d’un artiste (graffiti, street art) espagnol : Deih, auteur de la couverture de la revue. Si le propos est parfois un peu naïf, au fur et à mesure que l’entretien progresse, on voit comment la science-fiction, au-delà de sa composante purement esthétique, peut pénétrer le monde de l’art d’aujourd’hui (j’évite l’expression « art contemporain » car globalement, cette appellation rime trop souvent avec fumisterie). Deih parle d’esthétique, mais d’idées aussi ; sa culture SF ne se cantonne pas à la surface graphique du genre et nourrit son engagement. Faire des graffitis c’est participer à la vie de la cité, donc, dans l’optique antique, faire de la politique.
La première nouvelle est signée Sofia Samatar (dont j’avoue ne pas avoir réussi à finir le premier roman, lent et contemplatif, Un étranger en Olondre). « Honey Bear » est une drôle d’histoire d’invasion qui mêle fantasy, apocalypse, pollution, sentiments maternels et amoureux. C’est joli et triste à la fois. Parfois trop esquissé, on a l’impression qu’il manque des explications nécessaires… mais, en même temps, on se laisse porter par cette ambiance réellement mystérieuse, lourde, où un environnement devenu blanc représente, fort à propos, la souillure et le mal.
La seconde nouvelle, « Le Premier arbre » de Jean-Luc André d’Asciano (directeur de la petite maison L’Œil d’or), est de loin la plus faible de la sélection. Cette histoire d’apocalypse, encore, marche sur les pas du Christian Charrière de La Forêt d’Iscambe, mais dérape sur une esthétique post-Matrix assez clichée, pour s’étaler définitivement sur une ultime phrase, tentative de mindfuck foirée qu’on avait vu venir vingt pages plus tôt ou presque. Pas vraiment de scénario, un style parfois très convaincant, des idées à la pelle, mais aucune de renversante. Et en même temps : une vraie ambition (notamment stylistique) qui manque à la plupart des textes francophones publiés ce trimestre. Un nouvel auteur à suivre.
Vient alors le morceau de choix de la revue, son extatique filet de bœuf aux morilles, servi saignant : « Une brève histoire des formes à venir » d’Adam-Troy Castro. Une jeune femme donne naissance à un cube de sexe féminin (lui assure-t-on, car il n’existe aucun moyen autre qu’un test ADN pour vérifier son genre) : « L’accouchement revenait, sur le plan biologique, à forcer une cheville carrée dans un trou rond. » Cette jeune femme n’est pas la seule sur la planète à donner naissance à des cubes, des sphères, des pyramides et autres figures géométriques tridimensionnelles. Mais cette progéniture sans orifice aucun n’interagit pas ou très peu et devient peu à peu des objets qu’on pose à un endroit. À un moment de la nouvelle, la petite Day est utilisée comme table par sa maman, faute de place dans leur studio minuscule. On ne va pas raconter ici toute l’histoire, mais ce texte est tout simplement en lice pour être un des deux ou trois meilleurs de 2016.
La revue se clôt sur une jolie nouvelle de Sarah Pinsker, « Une greffe à deux voies ». Un jeune homme, passablement idiot, perd son bras dans un accident agricole. Il doit réapprendre à vivre avec une prothèse intelligente. Impossible en lisant ce texte de ne pas penser au dernier film de Robert Mulligan, Un été en Louisiane, très belle chronique rurale qui ne comporte absolument aucun élément science-fictif. Et cette comparaison est sans doute révélatrice du seul défaut évident de la nouvelle de Sarah Pinsker : sa science-fiction est totalement dévorée, effacée, par les enjeux sentimentaux de ses protagonistes. Sarah Pinsker ne se place pas dans une optique à la Greg Egan où on s’intéresse aux enjeux moraux et philosophiques du progrès scientifique, elle décrit fort bien des sentiments humains dans un futur proche, trop familier, dont aucun élément ne nous est en fait étranger. Une prothèse avec une interface neurale, c’est le présent, ce n’est plus vraiment le futur. Reste une agréable nouvelle, avec en sous-texte, sans fanfare, un joli message sur le respect des différences.
Inutile d’en dire plus, ce numéro est une réussite. Soutenez Angle mort, non pas parce qu’ils veulent faire traduire en anglais des nouvelles francophones et les diffuser dans le monde anglo-saxon, mais tout simplement parce qu’ils publient une science-fiction qui électrise les neurones.
Thomas DAY Première parution : 1/10/2016 dans Bifrost 84 Mise en ligne le : 19/10/2022