Roger ZELAZNY Titre original : 24 Views of Mt. Fuji, by Hokusai, 1985 Première parution : Isaac Asimov's Science Fiction Magazine, Juillet 1985 Traduction de Laurent QUEYSSI Illustration de Aurélien POLICE
BÉLIAL'
(Saint-Mammès, France), coll. Une Heure-Lumière n° 10 Dépôt légal : août 2017 Première édition Novella, 136 pages, catégorie / prix : 9,90 € ISBN : 978-2-84344-924-6 Format : 12,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Son époux est mort. Ou disons qu’en tout cas, il n’est plus en vie... Pour Mari, le temps du deuil est venu. Un double deuil... Armée d’un livre, Les Vues du mont Fuji, par Hokusai, elle se met dans les traces du célèbre peintre japonais afin de retrouver vingt-quatre des emplacements depuis lesquels l’artiste a représenté le volcan emblématique — autant de tableaux reproduits dans l’ouvrage. Un pèlerinage immersif, contemplatif, au cœur des ressorts symboliques de cette culture si particulière, un retour sur soi et son passé. Car il lui faut comprendre... et se préparer. Comprendre comment tout cela est arrivé. Se préparer à l’ultime confrontation. Car si son époux n’est plus en vie, il n’en est pourtant pas moins présent... Là. Quelque part. Dans un ailleurs digital. Omnipotent. Infrangible. Divin, pour ainsi dire...
« Roger Zelazny est un poète. D’abord. Encore. Toujours. Ses mots chantent. »
GEORGE R. R. MARTIN
24 vues du mont Fuji, par Hokusai, finaliste du prix Nebula, est lauréat du prix Hugo 1986
Critiques
Commençons par le bandeau rouge du Hugo 1986. Je me souviens que jadis certains esprits sans doute bien informés tentaient d’expliquer la liste impressionnante d’ouvrages primés de Roger Zelazny par l’existence de coteries. Si coterie il y eut, ce fut sans doute une confrérie de gens intelligents et cultivés et non de Puppies. Ces 24 vues appartiennent en effet à une catégorie de fiction qui au delà de l’intrigue interroge la littérature à l’instar de Don Quichotte. On ne trouve plus guère aujourd’hui que Christopher Priest ou Jasper Fforde pour jouer ainsi sur les codes narratifs. Or, on le verra, les 24 vues du Mont Fuji par Hokusai dans l’édition du Bélial’ proposent ni plus ni moins une expérience multimédia.
Le pitch n'est pas des plus simples. L’éditeur prend soin à ce sujet de citer Georges Martin qui qualifiait l’auteur des Neuf Princes d’Ambre de poète. Vous voilà prévenus. Bref, Mari vient de perdre son époux. Un deuil compliqué d’ailleurs puisque Kit a opté pour un mode d’existence numérique. Munie de vingt quatre estampes, elle entreprend un pèlerinage sur les traces du célèbre peintre Hokusai afin de débusquer un ennemi, peut-être le responsable de la disparition. Les étapes ou stations fournissent le support d’une réflexion renforcée par la confrontation entre les images et la réalité des paysages, ou de cadre à des combats contre des artefacts électriques.
24 vues du Mont Fuji par Hokusai se lit d’abord comme un jeu de piste, une histoire guidée par des images. C'est aussi une course entre l’écriture et la mort, un thème récurrent dans l’oeuvre de Zelazny. Il ne s’agit pas de fuir dans la représentation pour échapper au réel,- c’était l’idée de Yourcenar dans Comment Wang-Fô fut sauvé - mais de combattre « l’ennemi intime ». L’art ne se substitue pas à la réalité mais la tient à distance en lui apportant une signification, et en offrant une forme de salut. Mari récuse d’ailleurs toute forme d’abandon de l’esprit, y compris le nirvana digital, une réponse peut être à Neuromancien paru un an plus tôt.
Chaque chapitre suscite une méditation et suggère une leçon. « Le mont Fuji depuis Hodiyaga » et ses pèlerins semblables aux pins tordus du second plan métaphorise évidemment l’idée que la vie est un voyage mais renvoie l’héroïne aux souvenirs des pins de l’Oregon, ainsi qu’aux contes de Canterbury dont s’inspira plus tard un certain Dan Simmons pour rédiger Hyperion. Le pêcheur au dessus de la vague du chapitre 6 fait surgir Le vieil homme et la mer. Plus étonnant la mer à marée basse et les pêcheurs de l’estampe intitulée « Le mont Fuji depuis Naborito » deviennent acteurs du drame de la cité engloutie R’lyeh, lieu de repos d’un certain Cthulhu.
On ne détaillera pas le contenu des autres chapitres. Mais quelque chose survient. Très vite le lecteur se précipite sur son PC ou son smartphone et effectue des allers retours entre le livre et les images. La lecture devient jeu de piste, confrontation entre texte et décor. Regardez bien le tonneau du chapitre initial, on dirait une porte d’entrée … C’est ainsi que j’ai eu l’impression de basculer tour à tour dans Quin (vénérable jeu vidéo de 1988) ou dans le blog de Lionel Dersot et ses balades photographiques dans le région de Tokyo. Une expérience multimédia. Incroyable non ?
« Kit est en vie, alors qu’il est enterré près d’ici ; et je suis morte, même si je regarde les traînées de nuages rosâtres du crépusculeau-dessusdela montagne lointaine… » La première phrase, d’une intrigante contradiction, donne le ton du récit. Afin de faire son deuil, Mari entreprend un pèlerinage insolite, emportant avec elle un ouvrage contenant vingt-quatre des Trente-six vues du Mont Fuji d’Hokusai (qui en comprend quarante-six) pour retrouver l’emplacement de leur composition et le comparer avec le xixe siècle. Mais de quel deuil s’agit-il ? La narratrice annonce d’emblée qu’elle vient pour tuer et que cette quête à la fois physique et symbolique, erratique en apparence, si elle est le moyen de comprendre ce qui s’est passé, constitue aussi le cheminement indirect qu’elle a choisi pour atteindre son but.
Les estampes sont donc le moyen et la clé, comme l’illustre la première du récit, un artisan à l’intérieur du cercle parfait du tonneau en cours d’assemblage, à travers lequel se distingue le triangle du mont Fuji : chacun des courts chapitres s’orchestre autour d’une de ces vues. Prises depuis des lacs ou la mer, des collines ou vallées environnantes, elles représentent le mont à différentes saisons ou moments de la journée. Son éloignement est souvent tel que sa présence est anecdotique dans l’illustration, davantage centrée sur les activités humaines, pêche, scierie, transport de marchandises ou pose de tuiles. Il est pourtant impossible de l’ignorer, tant il investit le paysage de sa présence discrète mais insistante. C’est d’ailleurs lui que l’on cherche d’une estampe à l’autre, de même que Mari guette à chaque instant qui l’espionne ou la suit.
Par accumulation, la succession des scènes finit par mettre en évidence la fragilité de l’homme face à la nature, son opiniâtreté aussi devant des forces qui le dépassent mais contre lesquelles il n’abdique pas, qualités qui sont aussi celles de Mari face à un adversaire quasi omnipotent. Le récit, qu’il ne convient pas de déflorer ici, car il doit, par capillarité, imprégner tout un chacun, distille les mêmes impressions : le pèlerinage en apparence bucolique laisse planer une menace qui explique la nécessité pour Mari de se cacher, d’éviter les réceptions hôtelières dévolues à un univers numérique à la fois proche et lointain, à l’image de l’omniprésent mont Fuji. Ce que Mari cherche à fuir et combattre se manifeste à travers des détails dans le paysage qui dénaturent la vision qu’elle en a et son rapport à la nature. Tout est dit, rien n’est dit : au lecteur de cheminer de concert pour laisser affleurer la vérité.
C’est un récit tout en finesse et en sensibilité que Zelazny propose, à l’image des estampes qui l’ont inspiré. Ajoutons à cela une comparaison entre passé et présent enrichie de considérations littéraires très variées, Chaucer, Rilke, Lovecraft, Cervantès ou Dostoïevski apparaissant comme autant de coups de pinceau parachevant le tableau – quand ils ne font pas l’objet d’emprunts directement inclus dans le texte.
S’il n’est pas étonnant que la novella ait été finaliste du Nebula et lauréate du Hugo en 1986, il faut se demander pourquoi, alors que l’auteur a toujours été bien considéré en France, il aura fallu attendre trente ans pour la voir traduite. Sous une belle couverture d’Aurélien Police, Le Bélial’ répare ici une injustice patente.