Dans un futur tellement proche qu’il ressemble à demain, la forteresse Europe délocalise la gestion de ses frontières dans les pays du pourtour méditerranéen. Au sein d’un camp de réfugiés géré par Frontex en Tunisie est découvert un Elohim, l’un de ces êtres fantomatiques, extra-terrestres ou fantastiques qui hantent les précédents textes de Kloetzer (mais cette novella peut bien évidemment être lue indépendamment). L’histoire se focalise sur les efforts de la narratrice, une journaliste indépendante plutôt de gauche, et d’un politicien de droite pour permettre à cet Elohim, Issa, de venir en Suisse.
Le roman de Kloetzer vient mêler avec beaucoup de finesse et d’humanité deux thèmes : le sort des réfugiés d’Afrique et du Proche-Orient confrontés à la crise de l’hospitalité et à la fermeture de l’Europe d’un côté, la nature des Elohim de l’autre, qui est prétexte à interroger la foi, le besoin de croire et, au-delà, la nature du divin et de sa manifestation.
Il serait simpliste de réduire le texte au pitch « Si Jésus revenait maintenant, il serait certainement dans un camp de réfugiés et son chemin de croix consisterait à traverser la Méditerranée sur un canot pneumatique ». L’enchevêtrement de ces deux thèmes ouvre en effet plusieurs niveaux de lecture, telle cette représentation qu’Issa et ses compagnons d’infortune ont de l’Europe, qui leur apparaît non seulement comme un paradis dans un sens métaphorique, mais aussi, littéralement, comme le Paradis.
Les personnages ont également de multiples facettes. Issa (littéralement « Dieu est généreux », le nom désigne Jésus dans les textes islamiques), figure messianique, est à la fois un être énigmatique, un extra-terrestre fragile tombé sur une planète qu’il ne connaît pas, peut-être un escroc, et aussi un adolescent livré à lui-même dans un monde hostile mais qui peut s’émerveiller d’un lever de soleil ou qui aime apprendre à skier. Les autres personnages échappent eux aussi au monolithisme. La narratrice oscille entre le besoin d’objectivité de la journaliste, l’engagement de la militante, l’amour maternel, le trouble face à un sentiment religieux qu’elle a du mal à accepter ; le politicien, tout en étant du côté de ceux qui ferment cyniquement leur pays aux réfugiés, se montre humain, généreux, ambigu...
À travers Issa Elohim, Kloetzer poursuit et approfondit la réflexion qui traverse toute son œuvre sur la nature du roman et de la fiction. Comme dans Le royaume blessé, comme dans Anamnèse de Lady Star, le rôle du narrateur est questionné, sa subjectivité mouvante joue un rôle central, avec, pour ce nouveau texte, une déclinaison plus actuelle du thème à travers les fake news et le fact-checking.
Issa Elohim est un très beau texte, tout en finesse, dans lequel on retrouve la quintessence du travail de Kloetzer derrière un récit en apparence simple et limpide, mais sur lequel on ne cesse de revenir.
Jean-François SEIGNOL (lui écrire)
Première parution : 5/8/2018 nooSFere