« Se faire insulter et traiter d’utopiste aujourd’hui comme hier est sûrement le plus beau compliment qu’on puisse faire à quelqu’un qui souhaiterait agir sur le réel et le transformer pour plus d’égalité et de justice » (p. 48)
Docteure en philosophie politique avec une thèse consacrée à l’imaginaire politique dans le cycle de la Culture du regretté Iain Banks, Alice Carabédian explore dans cet ouvrage la possibilité de l’utopie dans la science-fiction moderne. L’autrice part d’un constat simple : les récits de science-fiction dont le contenu politique est le plus évident sont très majoritairement des dystopies. Seules quelques œuvres développent des utopies, et celles-ci, par réaction aux dystopies utilisant le progrès technologique, font souvent la part belle à l’abandon de la technologie, au retour à un mode de vie plus simple réservé aux happy few ayant survécu à l’effondrement du système. Or, selon l’autrice, il doit y avoir la place dans la science-fiction pour des utopies technologiques, utilisant pleinement les outils du genre pour explorer d’autre types d’organisation, par exemple comme dans Les Dépossédés d’Ursula Le Guin ou dans le cycle de la Culture.
Partant des origines de l’utopie, c’est-à-dire l’œuvre de l’anglais Thomas More publiée en 1516, Alice Carabédian nous rappelle en quoi consiste une utopie : c’est « une société meilleure, plus juste, plus égalitaire, parfait contrepoint à notre société contemporaine » (p. 18), c’est un processus de transformation de réalité sociale ; mais c’est aussi un système dont le but n’est pas la perfection, perfection qui pourrait transformer l’utopie en dystopie ( Un Bonheur insoutenable d’Ira Levin est certainement le meilleur exemple de roman où une supposée utopie est en fait une dystopie).
Carabédian développe ensuite le concept d’ « étrangéisation cognitive » conceptualisé par Darko Suvin (un philosophe américain spécialiste de la science-fiction) : une possibilité offerte par la SF de penser les savoirs de manière radicalement différente à travers la fiction, prenant pour exemple l’œuvre de Becky Chambers qui détourne l’exploration spatiale et technologique habituelle de la science-fiction avec une approche contemporaine et positive.
L’autrice développe enfin ce qu’elle entend par utopie radicale : une transformation ne prenant pas en compte que les aspects de domination de classes, mais aussi les questions de genre et de race, prenant comme contre-exemple La Zone du dehors d’Alain Damasio où le peu de femmes représentées sont soit réduites à leurs fonctions traditionnelles (amante ou femme au foyer) soit collaboratrice du système.
A l’aide de quelques exemples aussi bien littéraires que cinématographiques, Alice Carabédian nous ouvre la possibilité d’une science-fiction positive, humaniste et pourtant totalement romanesque. Il est évidemment peu simple et forcément lapidaire de résumer un tel essai en trois paragraphes, mais Utopie radicale est un essai stimulant pour qui s’intéresse à la construction de la science-fiction et à son avenir. C’est aussi un ouvrage abordable, lisible par tout le monde, qui explicite clairement les concepts qu’il manie, évitant toute inintelligibilité, même si un découpage plus net du texte aurait pu être utile. On regrettera juste que certains sujets ne soient pas plus développés, tel que l’imaginaire des cabanes du sous-titre, que les œuvres ne soient pas plus décortiquées (notamment la Culture (je crois que j’ai terriblement envie de lire la thèse de doctorat de l’autrice…)) et surtout qu’une bibliographie ne soit pas fournie en fin d’ouvrage. Mais ce sont des défauts mineurs qui ne gâchent aucunement le grand intérêt d’Utopie radicale.
René-Marc DOLHEN
Première parution : 17/5/2022 nooSFere