On avait salué Le Labyrinthe magique comme un remarquable point d'orgue, et on n'attendait plus que les quelques nouvelles (les « chroniques parallèles ») que Farmer avait rédigées autour du cycle principal. Est-il besoin de rappeler ce qu'est le Cycle du Fleuve ? Il y a plus de trente ans que Philip José Farmer a entrepris de dresser la chronique de ce Fleuve fabuleux, long de trente-deux millions de kilomètres, sur les berges duquel s'est un jour réveillée l'humanité toute entière, la totalité des hommes et des femmes ayant vécu de 99 000 avant à 1983 après Jésus-Christ. Les protagonistes de ce long récit très structuré ont appris peu à peu comment et pourquoi ils étaient là. de quelle manière une race très évoluée les avait rappelés à la vie, et dans quel but. Les Ethiques ont donné à chacun une seconde chance : évoluer spirituellement de manière à ce que l'âme (le « wathan » artificiel qui a été donné aux humains) se fonde enfin dans « la Tête de Dieu ». Loga, l'Ethique renégat, a emmené un certain nombre de « Lazares » jusqu'à la Tour qui se dresse au pôle du Monde du Fleuve, et leur a permis d'en prendre le contrôle. Le Labyrinthe magique se terminait sur cette victoire pour les compagnons de Richard Burton, victoire qui leur permettait de tout comprendre, enfin, et de contrôler le Fleuve, nantis de pouvoirs faisant d'eux de véritables demi-dieux. Farmer a-t-il trouvé qu'il avait été de la sorte trop optimiste ? La quête des héros se terminait par un aboutissement positif, et rien ne semblait devoir y être encore ajouté.
Les Dieux du Fleuve mène la logique du récit et des possibilités offertes aux protagonistes (pouvoir de résurrection, pouvoir total sur la matière...) à son terme : tout pouvoir corrompt, nous rappelle soudain l'auteur — et pourquoi diable ses créatures échapperaient-elles à cette loi ? Ce qui était déjà clair sur les berges du Fleuve au long des épisodes précédents, avec leur floraison d'apprentis-dictateurs, se cristallise dans la Tour. La nature humaine est tout sauf rousseauiste. L'entreprise la plus gigantesque de l'univers risque le démantèlement total, et ceux qui s'en sont vus confier brusquement la responsabilité ne semblent pas en être tout à fait dignes. On ressuscite à qui mieux mieux, et on est bientôt dépassé par les événements. Seul Nur ed-Din el Musafir, le soufi, échappe quelque peu à cette corruption des désirs de puissance. Voilà le réel point d'orgue du cycle : avec une maîtrise inégalée (si Farmer tire parfois à la ligne, ce n'est assurément pas dans le Cycle du Fleuve !), l'auteur qui a démêlé tous les fils de son récit place ses personnages face à l'ultime épreuve : maîtriser le Pouvoir.
L'aboutissement narratif de son énorme saga permet à Farmer quelques digressions, quelques respirations qui temporisent avec l'action proprement dite et donnent lieu à une réflexion parfois très profonde. Ainsi quant à la question du déterminisme, discutée par Burton et Frigate (p. 308), qui aboutit à la théorie du « semi-robot » génétique. On est proche des interrogations actuelles de la socio-biologie : est-on ce que l'on est, ou le devient-on, uniquement par ses gènes, et dans quelle mesure le milieu influence-t-il l'individu et sa personnalité ? Etant donné que c'est Peter Jairus Frigate qui parle, on peut raisonnablement penser que Farmer livre ici des réflexions qui lui tiennent particulièrement à cœur.
Car Frigate, même si l'intéressé s'en défend, c'est pas mal de Farmer. Nous sommes tous sur le Monde du Fleuve. Farmer se tire du paradoxe qui veut que le créateur soit forcément dans sa création, s'il respecte la logique de cette dernière, grâce au jumeau qu'il s'est donné en Frigate. Jacques Chambon avait bien noté (dans Orbites n° 3) combien le sujet de ce cycle était, aussi, le statut et la construction d'un roman. Dans ce volume, la présence des créatures de Lewis Carroll, suscitées par Alice, ne serait-elle pas comme un symbole de l'imaginaire érodant le réel, une image particulièrement forte de l'interaction nécessaire entre ces deux pôles ? Et au plan de l'imaginaire, le Cycle du Fleuve fonctionne admirablement. Farmer, ayant choisi la voie du récit d'aventures (la plus archétypale : la quête), a réussi à ne jamais lasser et à donner à la littérature (car pour moi ce roman gigantesque dépasse la SF) une œuvre d'un souffle et d'une densité peu communs.
On a pris l'habitude d'interroger le texte selon des schémas qui envisagent davantage ses structures que ses effets Peut-être parce que l'effet, quand il existe, participe principalement du subjectif et varie selon le lecteur. Sans doute, également, parce que cet effet, s'il dit le pouvoir du texte, n'exprime en rien son fonctionnement. Et la théorie littéraire contemporaine s'est attachée de près à l'économie de fonctionnement du texte. Sans rien renier de cette voie, qui rendait plus immédiatement perceptible l'état fictionnel d'un récit et en démasquait fort sainement les moyens opératoires, on se prend parfois a songer que la lecture portée par un texte est d'autant plus agréable que ce dernier, par un fonctionnement que l'on a pu décrypter, produit un effet patent. Souvent de l'ordre de la mimesis, souvent par le truchement d'un processus identificatoire. C'est évidemment accepter quelque part (mais lucidement) le jeu avec les personnages, l'existence du héros. Cette lecture, pour moins scientifique qu'elle soit, comble l'horizon d'attente pour autant que l'univers proposé tienne sous la critique du vraisemblable (qui n'a rien à voir avec la « vraisemblance », dont n'a cure l'auteur qui fait ressusciter l'humanité toute entière). Et tout se joue, mais oui, par un abaissement des défenses intellectuelles du lecteur et sa participation plus ou moins consciente au processus narratif imposé par l'auteur. Le texte est du pouvoir, car il est du langage. « Marcher » dans une fiction, c'est jouer le jeu et se faire manipuler par l'écrivain-démiurge. A condition d'accepter cette approche, rarement lecture « affective » aura été plus prenante, donc réussie, que celle du Cycle du Fleuve. Refermer Les dieux du Fleuve, si on l'a lu de la sorte, revient à s'amputer l'imaginaire. Avouerais-je le caractère insupportable de rendre à Burton son statut de création intellectuelle, et l'envie soudaine que cela ne s'arrête jamais ? Il me semble qu'il y a là comme le plus grand compliment à faire au sieur Farmer, créateur d'univers...
La logique de ce type d'ouvrage, très rare, veut qu'une fois pris dans l'engrenage narratif, on ne voie pas pourquoi il devrait s'arrêter. Pourtant un livre doit se clore. Alors Farmer soudain provoque la réapparition de Loga, et une nouvelle explication finale « ex machina ». Oui, il est difficile de quitter les protagonistes de ce livre (peut-être, également, parce qu'ils ne sont pas vraiment imaginaires, et qu'on a appris tellement sur eux, et à leur contact). Pour moi, Farmer peut ne plus faire que ça, et continuer de la sorte durant plusieurs volumes...
Ainsi meurt toute chair, nouvelle qui ouvre ce volume et met en scène Tom Mix et Jésus de Nazareth, est la première des « Chroniques parallèles ». Vivement les autres !
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/2/1985 dans Fiction 359
Mise en ligne le : 17/7/2003