Attention : ceci est un roman intelligent. A l'heure où l'on nous annonce comme prochain « événement » de la culture SF Fondation foudroyée ou 2010, à l'heure où les marchands prédisent la mort de toute SF pour vendre la fantasy, il est réconfortant de constater combien la « nouvelle SF US », pour porteuse d'une mode qu'elle soit, offre parfois l'une ou l'autre agréable découverte. John M. Ford est de ces auteurs littéralement inattendus dont la lecture rappelle que le texte doit être garant d'un plaisir. Boris Vian disait de la SF qu'elle était « la résurrection de la poésie épique ». Cette proposition est à prendre au pied de la lettre en ce qui concerne Les fileurs d'anges. Au cœur d'un système galactique dont le principe de base est la transmission instantanée des données — système sévèrement contrôlé, la Toile, qui réprime « avec extrême préjudice » tout élément subversif — le récit de Ford met en scène des éléments narratifs intemporels. Il s'agit de l'une de ces grandes fresques qui créent du mythe concurremment au récit.
Il semble décidément que toute œuvre d'importance doive convoquer les schémas du roman d'apprentissage ou de la quête initiatique. Ainsi des grandes réussites de Jeury, ainsi des Damiers imaginaires de Jouanne. Les fileurs d'anges voient l'accession au savoir et, in fine, au pouvoir, d'un jeune garçon qui acquerra rapidement la plus haute maîtrise dans le domaine du filage de la Toile (entendez : dans l'utilisation et la subversion du réseau informatique). Il se nomme Grailer Diomède — ou plus exactement son maître dans l'art du Fileur lui choisit ce nom. Le symbolisme est évident et nous voici au cœur du caractère épique du récit : grail est la version anglaise de graal. Non seulement Grailer va cheminer au long d'une quête, mais il devient en quelque sorte l'objet même de cette dernière. S'il change parfois de nom, c'est pour devenir David Galahad, l'ingénieur Knight (chevalier) ou Perceval Demonde. Le nom porté par un personnage devient ici symbole de sa situation ou fonction dans la narration : il est emblématique. Grailer n'est pas le seul, mais le plus évident : tout en lui renvoie au Graal mythique, archétype de la quête. Toute la structure du récit est inscrite dans le nom. Et telle est bien la philosophie de base de John M. Ford au travers de cette histoire qui mêle symbolisme lexical et errance au cœur d'un gigantesque système de données : « Le nom est la chose » (p. 39). Le pouvoir reçu par la manipulation des noms, dans un monde où le seul passeport pour les étoiles consiste à énoncer n'importe quoi avec une certaine logique, offre à qui le possède un graal étonnamment actuel : la maîtrise de l'information codée.
Les fileurs d'anges n'en est pas pour autant une structure vide qui ne serait faite que de symboles : ce roman complexe qui puise ses sources à la culture épique européenne est également, et en même temps, une merveilleuse réussite d'action et de passion. Peinture d'un univers décadent, qui fait parfois songer au Nova de Delany — au sein duquel passent le fantôme d'un barde gallois du VIe siècle (Taliessin), l'esprit aérien de La tempête de Shakespeare (Ariel, devenu un terminal informatique !), les grandes utopies classiques (Thomas More, Erewhon, Karain...) et la musique de Wagner (« Tu es Parsifal, et non Tannhaüser », p. 117).
Bien sûr, Ford est porteur de l'idéologie US de la Frontière. Clore un tel livre sur une citation de son homonyme cinéaste n'est évidemment pas neutre : Stagecoach convoque immédiatement l'ombre de John Wayne... Mais, sous ce seul prétexte, bouder une œuvre aussi rare — voilà qui serait stupéfiant !
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/2/1983 dans Fiction 337
Mise en ligne le : 9/5/2006