La stupidité des hommes a jadis ruiné la planète Terre. La sensibilité des femmes permettra-t-elle de la réparer, ou plutôt de la laisser se réparer ?
C'est la question que se pose Lisbeï au cours d'une longue vie aventureuse qui va la mener du Pays des Mères, où les sexes vivent séparés, vers un avenir encore incertain où ils parviendront peut-être à se retrouver.
Ce beau roman, qui a reçu plusieurs prix (dont, pour sa traduction américaine, le prix spécial Philip K. Dick), réconciliera avec la science-fiction les femmes qui l'ignorent encore.
Quant aux hommes, il leur donnera à réfléchir. Passionnément.
Critiques
Ceux de nos lecteurs qui attendraient de la SF aventureuse risqueraient d'être déçus à la lecture de ces Chroniques du Pays des Mères, troisième volume d'Élisabeth Vonarburg à être publié en France (lire chez Denoël Le silence de la Cité, Grand Prix de la SF française 1982, et le recueil Janus). Réglons d'emblée un problème d'image : Vonarburg est bien connue du microcosme SF pour ses positions féministes radicales que certains n'ont pas hésité à rapprocher — de façon peut-être un peu polémique — des courants « politiquement corrects » qui sévissent aux États-Unis. L'argument du roman repose en effet sur un sujet qui, par le passé, a toujours débouché soit sur des utopies féministes sexistes et bavardes, soit sur des mises en scène machistes des angoisses de castration masculines (La Révolte des femmes de Jerry Sohl ou Misandra de Claude Veillot par exemple). Ce « Pays des Mères » d'un futur lointain et indéterminé est en effet un monde totalement dominé par les femmes qui dirigent seules et confinent les rares hommes qui ont échappé aux soubresauts des siècles passés (oppression sexiste puis revanche féministe) et aux séquelles de problèmes génétiques (l'équilibre habituel des naissances a disparu au profit d'une rareté des hommes qui les confine aux tâches de reproduction). On pouvait craindre le pire...
Élisabeth Vonarburg nous offre le meilleur. À mille lieux des clichés, des visions revanchardes, des simplifications, l'auteur brosse peu à peu une vision prodigieusement subtile de cette société de femmes parvenue à un stade de développement et de réflexion tel qu'elle voit surgir de ses rangs des facteurs de dynamisme et de contestation de la séparation des sexes. Tout au long des 630 pages du roman, on se plaît à suivre Lisbeï, personnage tellement attachant et fort que le lecteur — masculin ou féminin, peu importe — s'y attache et suit ce cheminement vers la vérité et la lucidité qui traduit toute vie digne et imprègne tout récit initiatique, forme à laquelle on rattachera sans la moindre hésitation ces Chroniques du Pays des Mères. On finit peut-être par relativiser un peu les autres personnages, (c'est le seul reproche que l'on pourrait faire à Vonarburg), y compris ceux qui accompagnent le parcours de l'héroïne tout au long du livre.
Ce qui est proprement admirable dans le roman, c'est la capacité de l'écrivain à évoquer un passé mythique en nous faisant comprendre les interrogations de Lisbeï, qui remettra en cause la tradition et deviendra archéologue. Loin de tomber dans un didactisme appuyé, Vonarburg nous donne à imaginer les origines de cet univers au travers de bribes, de légendes (on mentionnera la puissance évocatrice d'une relecture au féminin de la passion du Christ), d'artefacts, d'interprétations parfois contradictoires du passé du Pays des Mères.
Autre grande réussite, et démonstration éblouissante quoique contestable dans sa systématisation, Vonarburg montre que le pouvoir c'est aussi le langage. À société de femmes, langage au féminin : au Pays des Mères, on voyage sur des « chevales », on élève des « enfantes », etc. Pour un lecteur masculin, l'effet de déphasage est immédiat.
Appel à la tolérance et à la rencontre entre les sexes, au refus du sexisme, Chroniques du Pays des Mères a été salué par la critique lors de sa sortie au Canada puis traduit aux États-Unis, où il a obtenu le prix spécial Philip K. Dick. Ce remarquable roman confirme qu'Élisabeth Vonarburg (nous parlerons au prochain numéro de Tyranaël, immense saga en cours de publication aux éditions québécoises Alire) est désormais un écrivain majeur de la SF mondiale.
In the Mothers' Land d'Elisabeth Vonarburg , traduit par Jane Brierley — Bantam « Spectra Special Editions » (en français chez Québec/Amérique sous le titre Chroniques du Pays des Mères).
Avez-vous lu Le silence de la Cité ? Dans ce superbe roman 1, Elisabeth Vonarburg peignait le portrait d'un monde fatigué où les derniers dépositaires de la civilisation — enfin, de notre idée occidentale et vingtième-siècle de la civilisation — étaient une poignée de scientifiques quasi-immortels réfugiés dans le cocon dorés de la Cité souterraine. Mais alors que s'éteignaient dans un désordre décadent les presqu'immortels de la Cité 2, au dehors se succédaient des générations d'humains, retombées à la barbarie et souvent modifiées par les mutations dues aux radiations (on imagine qu'une guerre atomique est passée par là...). Dernière enfant de la Cité, Elisa a investi toute son énergie dans un projet de ré-ensemencement humain, à partir de stocks génétiques porteurs de nouveaux pouvoirs (auto-régénération, transformation sexuelle volontaire).
A la lecture d'In the Mothers' Land, il est aisé de comprendre que l'on se situe dans la même trame historique — mais bien des siècles après la dernière Cité. Aux peuplades barbares du temps du Silence de la Cité a succédé le temps des Harems (la natalité humaine est déséquilibrée, il ne naît plus désormais que très peu de mâles — les Harems avaient donc élevé les rares hommes en dictateurs absolus et les femmes en bétail), puis celui des Ruches (qu'Elisabeth me pardonne si dans le cours de cette critique je n'utilise pas les bons termes français : je n'ai pour l'instant eu l'occasion de lire que la traduction américaine de son roman. — Se rebellant contre le pouvoir mâle, les femmes ont pris violemment le pouvoir et ont instauré de puissantes citadelles), puis vint une prophète, Garde, qui révéla le Mot d'Elli, et fut instaurée la paix de Maerlande, le Pays des Mères. Chaque ancienne citadelle est auto-suffisante, dirigée par une Mère, mais toutes obéissent aux mêmes principes éthico-religieux (notamment concernant l'interdiction absolue de toute violence). Le lien principal des villes de Maerlande est, avant même l'Assemblée des Mères qui se réunit régulièrement, le processus complexe d'insémination. Dans un monde où les hommes sont si peu nombreux et où subsistent d'immenses terres ravagées par les radiations, grands sont les dangers d'appauvrissement du pool génétique. Conscientes de ce danger, les Mères ont organisé leur société en fonction des impératifs de la reproduction de l'espèce humaine : à chaque étape de la vie correspond une couleur de vêtement... Vert pour celles qui ne peuvent pas encore procréer, Rouge pour les procréatrices, Bleu pour celles qui ne procrées plus. La procréation est un devoir vital, hautement ritualisé, et seules les Mères ont a faire l'amour directement avec un homme, les autres Rouges étant inséminées artificiellement. Et les hommes ? Les Rouges font leur Service en étant envoyés de cité en cité, pour un brassage génétique maximum.
C'est là posé, de manière extrêmement réductrice, la base du fonctionnement de Maerlande, et de son histoire passée. Et avant d'aller plus là je voudrais vous affirmer que j'ai toujours eu la plus grande méfiance vis-à-vis des « utopies féministes », vous savez, tous ces bouquins signés Joanna Russ par exemple, qui entendent brosser des sociétés idéales sans tous ces salauds de mecs... Outre qu'en tant qu'homosexuel je ne suis franchement pas très intéressé par les « histoires de bonnes-femmes », j'ai toujours trouvé passablement suspectes idéologiquement parlant ces prétendues sociétés idéales, qui comme par hasard semblent généralement plutôt aboutir à des sociétés totalitaires et monolithiques... Bref : les utopies féministes, ça me fait bâiller 3.
J'avais donc pas mal d'a priori vis-à-vis de la thématique de base d'In the Mothers' Land. Si je me suis mis à sa lecture, c'est qu'en tant que fan invétéré de Vonarburg, et admirateur avéré du Silence de la Cité, je ne pouvais pas décemment passer à côté ! Et bien m'en a pris de ne pas laisser parler mes a priori...
Avec une habileté consommée, Vonarburg a laissé derrière elle les fantasmes totalitaires : le temps des Harems et celui des Ruches, c'est belle et bien celui des utopies féministes et totalitaires à la Sargent, Russ ou Tepper... In the Mothers' Land est au-delà, dans une période où la civilisation féminine a enfin réussi à juguler ses pulsions violentes (il est particulièrement intéressant de noter que Vonarburg ne prétend nullement que la violence soit typiquement masculine : il y a une violence féminine, au moins aussi aveugle et terrifiante si l'on en juge par ce que l'on peut connaître des Ruches !). Foin également de l'immobilisme des utopies classiques : Maerlande est une société en évolution. Symptomatique est le fait que les Juddites, les éléments les plus conservateurs de cette société, n'aient pas le beau rôle...
Lisbeï est une enfant de Bethely. Appelée à devenir la nouvelle Mère de cette cité, son destin sera pourtant tout autre pour cause qu'infécondité.
Le lecteur est convié à suivre la vie entière de Lisbeï, en une biographie où se tissent habilement narration classique à la troisième personne du singulier et récit épistolaire (les lettres de Lisbeï, quelques lettres d'autres personnages, et les journaux intimes de Lisbeï). Cette trame très dense de récits croisés explique pour une bonne part l'incroyable profondeur d'In the Mothers' Land, son humanité bouleversante, son ton de vérité captivant — ce n'est pas tant de la science-fiction qu'on a l'impression de lire qu'une véritable biographie, un roman historique sur une Histoire qui n'a pas encore eu lieu...
Lisbeï sera le vecteur privilégié de bien des transformations de la société des Mères, de bien des remises en cause de ce qui forme la base même de Maerlande — mais ce n'est pas la moindre des forces de cette société que de pouvoir accepter les relectures que lui impose les découvertes archéologiques de la religion qui est son fondement absolu. J'adore ce procédé qui consiste à mettre en scène une civilisation ayant mythifié celles qui l'ont précédé. C'est ce qu'avait fait Elizabeth Lynn dans son Cycle de Tornor4 — souvenez-vous par exemple de la vallée où se déroule Les danseurs d'Arun, devenue légende dans La fille du Nord. Le lecteur a en main des éléments de compréhension des événements qui ne peuvent être en possession de Lisbeï, à une époque où l'Elisa du Silence de la Cité a visiblement été divinisée (Elli). Le Mot d'Elli veut que la Maladie qui décime nombre d'enfants en bas âge, tant filles que garçons, soit la punition infligée par Elli à l'humanité mâle qui a détruit tant de choses à l'époque du Déclin et empoisonné tant de terres — les manipulations génétiques d'Elisa peuvent apporter un autre éclairage sur les dons particuliers de nombre de connaissances de Lisbeï, comme sur le fait que celles qui ont survécu à la Maladie ne tombent plus jamais malade, et même sur l'identité des étranges petits disciples de Garde... La culture entière de Maerlande est issue de ce que l'archéologie a pu découvrir des connaissances du Déclin, de ce que la tradition orale a colporté, et de ce que la prophète Garde a révélé — fragments, interprétations, relectures par une société fondamentalement différente, mythes... Tout est forcément autre en Maerlande, culture dominée par la femme. Et ce n'est pas la moindre des réussites d'Elisabeth Vonarburg que d'être aussi magistralement parvenue à nous faire saisir toutes les résonances, toutes les différences, toutes les nuances profondément inscrites dans le Pays des Mères.
In the Mothers' Land a été acclamé par la critique américaine, des auteurs aussi importants qu'Ursula Le Guin, Pamela Sargent, Marion Zimmer Bradley et Julian May en ont dit tout le bien qu'elles en pensaient, et un prix spécial du Philip K. Dick Award est venu couronner ce succès. L'étude complète d'une oeuvre aussi complexe demanderait un article bien plus long que cette simple chronique (je n'ai pas utilisé la moitié de mes notes !), qu'il me soit permit de conclure sur une simple constatation : rarement la SF internationale nous avait offert un univers aussi crédible, aussi véritable. Et bien que dans leur aveuglement les éditeurs français n'aient pas jugé bon de publier ce roman, il n'en reste pas moins que c'est là une des oeuvres majeures de la SF francophone ! Magistral, simplement. Qu'il me soit également permit d'émettre un souhait : lire d'autres romans dans ce même univers... Si vous lisez l'anglais, In the Mothers' Land se trouve facilement en France dans les boutiques d'import, et sinon faites des pieds et des mains pour commander l'éditeur québécoise !