J. et D. Le May exploitent, semble-t-il, dans leurs romans trois cadres d'action privilégiés. L'un (dont ressortissent des œuvres qui portent parfois en sous-titre la mention Contes et légendes du futur) est axé sur l'aventure d'un petit groupe (voire d'un individu isolé) perdu sur une planète sauvage très éloignée de nous dans le temps et dans l'espace ; c'est à cette occasion que J. et D. Le May se montrent le plus lyriques (Arel d'Aramante, Les landes d'Achernar). Un autre nous fait assister à la résurgence d'une intelligence et d'une vie organisées sur une Terre post-atomique où émergent et s'affrontent différents sous-groupes humains (Les montagnes mouvantes, Les trophées de la cité morte). Le troisième cadre (Irimanthe), s'appuie sur les « Dossier des Enquêtes Galactiques » gardés dans les entrailles électroniques des machines à mémoire de Marslosvk. C'est à cette dernière série qu'appartient Les cristaux de Sigel Alpha, qui met en présence un jeune prospecteur de gemmes. Somelekan Greer (accompagné de ses deux fidèles Adamalones, créatures chitineuses intelligentes), une famille de nautes assez andersoniens, les Viggen (et surtout la fille, Sheen) et la puissante Ligegal (Ligue des Gemmologues Galactiques), branche de la Fédération des Hauts Marchands, et son représentant. le fourbe Garkas Mano.
Le terrain de la rencontre est le planétoïde Sigel Alpha, terre peu peuplée et guère hospitalière (un typhon décadaire y contraint les habitants à s'enterrer pendant quarante-huit heures tous les dix jours), qui recèle toutefois dans son sous-sol de fabuleux filons de cristaux dont la valeur est grande sur tous les mondes civilisés. L'intrigue se noue lorsque l'employeur (Ligegal) veut filouter le prospecteur (Som) et les convoyeurs (Arne Viggen et sa tribu). Il nous importe peu, dans le cadre de cette notice, de savoir comment le conflit se résoudra (au mieux de l'intérêt des « petits » — et de l'amour ! — contre le gros vilain exploiteur). Ce qu'il faut par contre signaler, c'est que J. et D. Le May, explorant le théâtre vaste d'un avenir galactique plus ou moins harmonieux, plus ou moins apaisé, ne cherchent jamais à corser leurs ballades cosmiques par d'éclatants exploits où de bons Terriens ne heurteraient à des féroces bug-eyed monsters.
D'abord, chez ces auteurs, il n'y a jamais de civilisations frappées du sceau de l'infamie raciale, mais seulement des formes de vie ayant leurs besoins et leurs raisons, qui peuvent ne pas concorder avec ceux des humains (Irimanthe). Ensuite et surtout, les Le May ont bien compris que l'essence de tout conflit était économique et que, dans le cadre qu'ils se sont tracé, il ne peut pas (plus) y avoir de guerres ouvertes, mais seulement des heurts larvés, secrets, dont le moteur est l'argent ou un de ses substituts. C'est dire que leur SF fait partie de ces space-operas (mais le terme lui-même, à cause du poids de ses références, est encore mai choisi) résolument modernes, matérialistes et non-romantiques, dans la lignée du Nova de Delany.
J. et D. Le May ont un style souple, un peu nonchalant, parfois assez maniéré, qui convient bien à l'ossature simple, linéaire, patiente, de leurs œuvres. Ils n'oublient jamais que leurs héros sont avant tout des hommes (ou des êtres « autres », mais pas pour autant indignes d'intérêt ni d'attention), et toujours les contacts et les rapports sont chez eux traités avec infiniment de tact. Je n'en veux pour preuve que la longue partie centrale des Cristaux de Sigel Alpha (environ la moitié du roman), pendant laquelle rien ne se passe — Sheen et Som étant enfermés dans un abri pendant le typhon — hormis quelques jeux de mains, des regards échangés, des mots qui s'envolent, entre la fille des étoiles et le garçon du sous-sol qui se détaillent, prennent la mesure l'un de l'autre, consolident une connaissance réciproque qui se muera vite en amour partagé.
Il est souvent bien difficile de jauger les auteurs du Fleuve Noir, simplement parce que le rythme de parution maison rend quasi impossible une lecture systématique de tout ce qui sort. J. et D. Le May ont attendu longtemps avant d'être « reconnus » — dans nos colonnes, s'entend ! Mais mieux vaut avoir raison un peu tard que tort avant tout le monde ; et je suis d'ailleurs persuadé que les lecteurs attentifs ont depuis longtemps rangé J. et D. Le May parmi les bons et solides vaisseaux qu'entraîne le Fleuve... au milieu de ses épaves.
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/5/1972 dans Fiction 221
Mise en ligne le : 1/5/2002