Avant toute chose, où a été interné le malheureux bilingue qui a traduit ce bouquin ? Combien de pilules anxiolytiques et autres tranquillisants a-t-il dû avaler pour venir à bout d'un tel travail ? Et combien allez-vous en avaler, vous, en lisant le résultat de ce tour de force ? Car il s'agit bien d'un exploit et, une fois n'est pas coutume (N'est-ce pas Monsieur « Simulacres » ?), le traducteur s'est montré à la hauteur de sa tâche ; déjouant les innombrables jeux de mots de l'incorrigible Sladek, virevoltant entre les messages codés et les calembours mathématiques pour venir s'épanouir enfin dans l'écriture éclatée, dans le langage onirique du prisonnier de l'« effet Muller — Fokker » (à moins que ce ne soit l' effet Mother-fucker ?).
Ecrit deux ans après
Méchasme, un an après
Black Alice, accouché de son tandem avec Thomas M. Disch,
L'effet Müller-Fokker proue que Sladek n'a rien perdu de sa verve explosive et, qu'au contraire, il a fait un pas de plus dans la démence. Manifestement, et cet unique détail suffit à faire frémir les trois quarts des amateurs de S F, Sladek se fout de la progression linéaire de son roman comme de sa première valise ; il nous balance à la figure un fleuve verbal déchaîné sur lequel le lecteur ne trouvera guère la navigation tranquille. Il y a pratiquement autant de personnages dans ce roman que dans tous les films de Cécil B. De Mile réunis (figurants compris) et toute l'intrigue semble être vomie par un ordinateur complètement cinglé programmé par une armée d'ivrognes, sortis tout droit des rêves de l'AmériKKKe.
Déjà la couverture du livre donne le diapason ; combien de fans de Stan Lee vont hurler en voyant leur héros préféré, l'« Araignée », se shooter tranquillement à l'héroïne tandis qu'à l'arrière-plan Miss Liberty, squelettique, sourit de toutes ses dents noires de sang et de fumée ? Le reste est à l'avenant. Sladek mitraille à boulets rouges tous les tabous qu'il exècre et autres illusions dont jamais personne ne revient ; seulement, à trop frapper, à trop vouloir n'épargner personne, à trop éparpiller son tir, on finit par manquer son objectif... Et un objectif qui, pourtant, semble tenir l'auteur à cœur. Les personnages de L'effet Müller-Fokker sont tous, sans exception, des crapules, des minables, des paumés avec en commun une effarante « noirceur d'âme » ; à croire que le comique chez Sladek est un abri contre sa propre angoisse et, par le même coup, contre celle du lecteur. Ce n'est pas pour rien que, dans la réalité comme dans ce livre, Sladek et Disch (qui peut avoir toutes les réputations, sauf celle d'être drôle) se sont rencontrés si souvent. Sladek ne laisse rien debout et, pourtant, sa manière d'écrire et de dénoncer me semble politiquement bien moins efficace que celle de Disch. Ce n'est sûrement pas faute de vouloir, les pavés qu'il lance sont de taille et son bras ne manque pas de vigueur ; ce roman est parsemé de répliques venimeuses, telle celle-ci :
« Le ministère de la Justice est inquiet. Cinq cents policiers fédéraux sont mis en service et reçoivent des masques à gaz, des masses, des fusils, des revolvers et des matraques. Le Procureur général leur déclare : « Je dois vous préciser que votre mission ne consiste pas à aggraver la violence, mais à la calmer. Si des troubles se déchaînent, il faut les enrayer aussi pacifiquement et diplomatiquement que possible. Je ne veux pas voir demain dans les journaux des photos de gosses au visage ensanglanté, des femmes enceintes traînées par les pieds, et ainsi de suite. C'est clair ? »
« Ouais ! On a compris, monsieur ! Pas de photos ! »
Clins d'œil. Gourdins frappés dans la paume de la main.
« Faites-nous confiance ! »
On s'y croirait, hein ? La cybernétique, la police, l'armée, les néonazis, les dirigeants syndicalistes, la pornographie, le militantisme, le roman traditionnel, le racisme, le tourisme, les religions, la télévision, le sexe, l'argent, les marchands, tout et bien plus encore, tout est broyé, malaxé, déchiqueté, anéanti sous la plume de Sladek. Et L'effet Müller-Fokker, tout comme Méchasme, manque son but... Pourquoi ? Parce que le style éclaté « new wave » (et oui ! Et merde) s'accommode très mal et ne s'accommodera sûrement jamais de la dénonciation politique de la réalité ; parce que ce style passe laborieusement le stade quantitatif de la nouvelle et ne tient pas le choc du roman ; et surtout parce que la virulence de Sladek est bien trop naïve et grossière pour atteindre autre chose que les tares spectaculaires du système (c'est déjà pas tout le monde qui peut s'en vanter !).
L'effet Müller-Fokker, qui donne le titre à l'ouvrage, est la résultante de l'invention d'un savant (Müller — Fokker) qu'on soupçonne à tort d'être passé aux « Rouges » (alors qu'il tuait à Cuba pour le compte de la C.I.A.) ; cette invention consiste en quatre bandes d'ordinateur sur lesquelles il est possible de programmer un humain. Ces quatre bandes vendues et dispersées, portant en leur sein la personnalité disloquée de Bob Shairp (un type à l'origine tout à fait anodin), sèmeront la panique chez leurs utilisateurs respectifs : en l'occurrence, le Service de Défense Intérieure du Pentagone, un peintre raté et un prédicateur cinglé ; elles finiront par être de nouveau réunies et Bob Shairp renaîtra de ses cendres (et aussi de celles de l'employeur/amant de sa femme). Voilà pour L'effet Müller-Fokker ; sachant que ceci ne constitue en aucun cas la trame d'une progression linéaire du roman, et si, en supplément, une énorme masse de détails un peu moins compréhensibles que ce que je viens de dire précédemment, une fresque apocalyptique à la Crumb (auquel on aurait enlevé une certaine part de tendresse), ne vous rebute pas d'avance, alors vous ne perdrez pas votre temps en lisant Sladek.
De plus, il n'a pas écrit toute une tripotée de romans, ça serait trop bête de bouder notre plaisir ; L'effet Müller-Fokker est un livre qui mérite amplement sa traduction, qui pourra en réjouir plus d'un (à condition de se laisser porter par les vagues) et dont le passage sur les émeutes américaines vaut, à lui tout seul, le coup d'œil.
A noter que Sladek tente de regrouper à la fin du livre en quelques pages, dans une unité d'action, de lieu et de temps, la quasi-totalité des personnages qui délirent au fil des pages ; c'est moins bien réussi que chez Raymond Roussel, mais c'est bien plus drôle.
Quant à faire un résumé cohérent du livre, vous ne voudriez tout de même pas que je devienne complètement dingue ? Au fait, vous êtes réels ou programmés, vous ?
Joël HOUSSIN
Première parution : 1/4/1975 dans Fiction 256
Mise en ligne le : 1/5/2015