On savait que Dan Simmons travaillait sur une suite au cycle d'Hypérion. Mais Endymion n'est pas uniquement une suite qui reprendrait des éléments du premier récit. Simmons en profite pour offrir d'autres développements et en tirer toutes les conséquences possibles. Les relations avec Hypérion se retrouvent dans la construction : les trames se répondent. Ce roman est un miroir du premier volume du cycle, puisque Endymion ne sera pas plus une conclusion qu'Hypérion n'était un récit terminé. (On peut supposer qu'à La Chute d'Hypérion correspondra The Rise of Endymion, déjà annoncé.)
La forme est familière : aux six récits chaucériens des pèlerins correspondent les souvenirs de Raul Endymion, condamné racontant les circonstances qui l'ont amené là où il attend la mort, comme les pèlerins rappelaient ce qui les liait à la planète. Les deux titres, pareillement empruntés à l'oeuvre de Keats, désignent le point nodal de chaque intrigue : si Hypérion est un lieu, Endymion est un individu. D'un point de vue multiple, on passe à une vision quasi unique (le seul autre point de vue étant celui de l'adversaire). Dans un cas le voyage avait un but précis, dans l'autre il constitue une sorte de road movie dont l'objectif demeure flou jusqu'au terme. Et tout comme Hypérion s'interrompait aux Tombeaux, Endymion s'achève après la découverte de Cascatelle...
C'est une fuite : le récit se situe trois cent ans après la chute du Retz et met en scène la fille de Brawne Lamia et du premier cybride de John Keats, celle que La Chute d'Hypérion nommait Celle-qui-Enseigne, porteuse des espoirs de l'univers tout entier, pas moins. Enée, tel est son nom, a disparu dans les profondeurs de l'un des Tombeaux peu après la mort de sa mère. Elle doit en resurgir, et le vieux poète Martin Silenus désire la protéger de l'Eglise. Il fait d'Endymion son garde du corps.
L'Église (catholique, apostolique et romaine) est devenue en effet le premier pouvoir, après la chute de l'Hégémonie. L'univers est toujours en guerre, et la Pax (le bras armé du Vatican) combat les extros. L'Inquisition a repris du poil de la bête, les Gardes Suisses sont les Marines du temps. Mais surtout, l'Église s'est approprié un nouveau sacrement : le Vatican intègre le cruciforme à ses dogmes, et offre la résurrection. Pour l'Église, Énée est une bâtarde du monde des machines, un monstre qu'il faut combattre.
Situer l'action trois cent ans après les premiers récits permet à l'auteur de distiller les faits antérieurs, de procéder de manière impressionniste dans la peinture de son univers. Il renforce de ce fait l'intérêt de la narration qui, plus linéaire, aurait pu lasser plus rapidement : le distillat augmente le taux d'alcool de l'intrigue d'Endymion. En tant que décor d'une errance, un fleuve n'a jamais été égalé : un certain Farmer l'avait bien compris naguère. Celui de Simmons est néanmoins particulier : qui, avant lui, avait imaginé une voie d'eau s'écoulant sur autant de planètes différentes ? Énée, Raul et l'androïde A. Bettik fuient en effet au long du Téthys, le fleuve qui via des portails distrans reliait des centaines de mondes, et transitent de planète étrange en planète étonnante, accumulant les décors chatoyants, les situations surprenantes ou dangereuses.
Le roman joue le jeu de quelques conventions. À chaque tronçon du Téthys correspond une épreuve, et l'auteur prend apparemment un grand plaisir à extraire le plus élégamment possible ses personnages des situations dans lesquelles il les plonge. Il produit un mélange de roman d'aventures et d'action, d'errance fluviale à la Mark Twain, de récit de voyage exotique... Dans le même temps, il retourne les pires poncifs et accumule, comme dans Hypérion, les références au genre et à la littérature en général. Et ce n'est jamais gratuit.
L'ouvrage est gros d'autant de questions que ses prédécesseurs et Simmons continue de manipuler des symboles (Énée désirant devenir architecte, par exemple – mais aussi la petite fille, le héros malgré lui et l'homme artificiel, qui renvoient clairement à L. Frank Baum et à son Magicien d'Oz).
Endymion est également, surtout, une réflexion qui aborde la définition de l'humanité et de l'intelligence (les IA sont toujours présentes et manipulent le Vatican). L'auteur précise aussi quelques détails parfois mal compris : les seuls « dieux » peuplant l'univers sont des constructions de l'homme ou des IA. Il n'est donc pas incongru de voir un prêtre se livrer à une digression sur les théories teilhardiennes : l'homme devient-il dieu ? En tout cas il contribue à mettre au jour son successeur... Tel est le sens du « messianisme » (parfois perçu comme « suspect ») d'Énée : non une dérive New Age, fondatrice d'une nouvelle secte, mais un périple initiatique qui prolonge l'évolution de l'homme.
Cette petite fille dispose de « pouvoirs » mais ne les connaît pas : son destin est aussi d'acquérir ce savoir et cette maîtrise, de devenir sa propre architecte. Outre des images stupéfiantes, le roman comporte des envolées philosophico-métaphysiques hardies : voici l'hyperespace (l'Espace-qui-Lie, ici), force de base de l'univers à côté des quatre forces primordiales, présenté comme un équivalent de l'amour, essence même de l'humanité, empathie qu'Énée doit ramener, expliquer, offrir aux êtres humains. Je tiens à redire combien cet ouvrage, comme ses trop rares correspondants (songeons uniquement à Iain M. Banks, présenté dans le n° 1 de Galaxies), contient de plaisir de lecture à l'état pur, mais aussi, visiblement, de plaisir de création. C'est autre chose que de délayer un jeu de rôle...
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/9/1996 dans Galaxies 2
Mise en ligne le : 1/12/2001