L'époque est devenue lointaine où les éditions Marabout nous donnaient, au fil des ans, un ou deux ouvrages annuels (ressortissant aux genres qui nous intéressent) à nous mettre sous la dent. Depuis leur première publication fantastique (Les contes d'Edgar Poe, n° 109), suivie à près de cent numéros d'écart par leur première publication S.F. (Les 20 meilleures nouvelles de science — fiction, n° 207), le rythme s'est accéléré. Signe des temps, une série autonome, « Marabout-fantastique », s'est détachée du « Marabout-géant », pour à son tour se scinder en deux, à l'occasion d'un regroupement à effet rétroactif qui sépare le « Marabout-fantastique » proprement dit du « Marabout-science-fiction ».
Signe des temps, les couvertures ont acquis un relief plus vigoureux, les publications Marabout ayant opté pour une illustration gouachée de bonne pâte, avec une couleur dominante se détachant sur fond noir, où nous retiendrons particulièrement les spectres bleus de Aux portes de l'épouvante et les humanoïdes vert sulfureux de Après...
Signe des temps, les volumes sont maintenant complétés par un abondant « Dossier-Marabout » qui présente le livre et son auteur, et si les « Avis du conseil de lecture », où ne s'alignent que des appréciations dithyrambiques, nous semblent superflus, on goûtera par contre un avis de Jacques Bergier (La guerre des mouches), une interview de l'auteur (Mort au champ d'étoiles).
Signe des temps, les éditions Marabout ont ouvert au maximum le champ de leurs publications, puisqu'on y trouve côte à côte le fantastique le plus classique avec l'anticipation la plus moderne, le roman avec le recueil de nouvelles, l'inédit avec la réédition, l'ouvrage vieux d'un siècle avec l'écrit le plus récent, le texte français avec le texte étranger — éclectisme qui était jusqu'alors l'apanage des seuls « Présence du Futur ».
Marabout mérite désormais une bonne place dans notre bibliothèque spécialisée. Et, signe des temps, l'oiseau de marque de la maison, qui orne le coin en haut à gauche de chaque couverture, a abandonné son allure claudiquante et affairée pour se planter solidement, face à nous, sur sa patte unique...
Il nous reste à souhaiter peut-être un plus grand discernement dans le choix des titres, et aussi une traduction plus soignée des textes étrangers, avant que notre satisfaction soit totale.
Depuis janvier 1970, les éditions Marabout ont publié une demi-douzaine d'ouvrages relevant de la S.F. ou du fantastique. Je me propose de les passer en revue, allant, comme il se doit, du moins bon au meilleur...
(...) critique de La chinoise blonde d'Alexander Cordell
Mort au champ d'étoiles, de Bernard Villaret, première œuvre (de science-fiction) d'un auteur qui s'est signalé depuis vingt ans par de nombreux récits de voyage, renoue avec un thème qui eut et a encore une belle exploitation, celui du dormeur s'éveillant dans un monde futur. Sans remonter jusqu'à Edmond About, Wells ou Robida, on peut citer sur le sujet Pygmalion 2113, excellent roman d'Edmund Cooper paru il y a une douzaine d'années chez Denoël, ou le plus récent L'âge du plaisir, de Frederik Pohl, servi en feuilleton dans Galaxie. Il me paraît inutile d'insister sur le fait qu'un récit monté sur ce sujet devenu archétypal sert une science-fiction sociologique et moraliste, le narrateur se projetant dans le futur pour en étudier les rouages et les tares, ce qui l'amène à étudier aussi, grâce aux ressorts de la dialectique, les rouages et les tares de sa propre époque.
Sans même que soit utilisé l'œil de Sirius de l'hiberné, l'étude d'un futur ni trop proche ni trop lointain, ni particulièrement utopique ni spécialement tyrannisé, forme la matière de la plupart des romans de Barjavel, d'Asimov, d'Heinlein, pour ne rien dire de l'œuvre entière de Philip K. Dick. Lesté de précédents si prestigieux, Bernard Villaret a fait preuve d'un grand courage (ou d'une grande inconscience) en s'attaquant à ces racines, et sa témérité l'a poussé à donner tête baissée dans tous les pièges possibles. Le premier est qu'à vouloir construire un futur cohérent, il n'a fait, dans les deux premiers tiers de son livre (on verra plus loin ce qu'il en est du solde), qu'accumuler avec une patience de fourmi les multiples brindilles d'un environnement scientifico-historique qui occulte complètement la moindre promesse d'action. Or, si la découverte du monde par Jean Seurat (endormi en 1976, réveillé en 2058) pourrait à la rigueur être le sujet d'un passionnant documentaire de cent cinquante pages, encore faudrait-il que l'univers décrit tienne debout. Or, et c'est là mon deuxième reproche, la Terre des années 2050, si minutieusement détaillée par M. Villaret, manque singulièrement de poids et de cohérence. Je n'en donnerai que deux exemples. Les transformations politiques sont laissées dans le vague le plus complet, à part la mention d'un « conflit de 40 heures » sino-américain et la constitution d'un Etat Noir dans le sud des Etats-Unis. Il me semble pour ma part que, considérant la situation planétaire que nous vivons, le premier devoir d'un écrivain voulant décrire notre proche futur serait de se préoccuper, selon un développement logique, des bouleversements possibles que subira la géopolitique du globe. Passer sous silence quatre-vingt ans d'histoire potentielle est une carence grave. A l'autre bout de l'échelle, je relève cette phrase : « Le théâtre, déjà moribond dans ma jeunesse (...) a complètement disparu ». Ecrire cela, c'est faire preuve d'une ignorance considérable des lignes de force de notre décennie, où le théâtre, bien au contraire (qu'il soit d'avant-garde ou révolutionnaire, dans la rue ou sur les scènes non subventionnées), renaît de ses cendres avec une vigueur admirable. Si l'on ajoute que le domaine sexuel semble être frappé d'interdit chez M. Villaret (son héros vit d'abord cinq années en solitaire sans avoir de problème de ce côté-là, puis il rencontre une jeune fille dont il découvre vite — ô originalité ! — qu'elle est son arrière-petite-fille et avec laquelle il rompt aussitôt, déchiré mais digne...), on a la curieuse impression que ce roman a été écrit par quelqu'un qui connaît bien mal (ou est bien mal intégré à) son époque, d'où une impression de poussière ténue, de flou, de distance.
Le reste se compose des notations habituelles (un mois de travail pur par an, usage de « l'hélicobulle », « Néo-Beatniks » vivant en marge de !a campagne, etc.) qui nous sont familières depuis longtemps, et dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas transcendées. Tout cela serait bien morne si le dernier tiers du livre, heureusement, ne rachetait un peu l'ensemble en introduisant un élément dramatique qui dynamise enfin le récit. La société de 2050 a découvert depuis peu le principe de la « téléportation », qui permet aux hommes de se translater instantanément sur les planètes d'étoiles proches aux fins de la colonisation ; cette invention a provoqué un engouement qui vide peu à peu la Terre de ses habitants, et Jean Seurat découvre avec horreur que le télétransport est en réalité manœuvré par des créatures extra-terrestres qui vident ainsi notre planète de ses occupants afin de se l'approprier. Je n'en dirai pas plus afin de ne point trop déflorer la chute du roman, mais cet avatar tragique (pas trop original non plus, avouons-le) a au moins le mérite de précipiter une action par trop moribonde — encore qu'il soit greffé de manière bien artificielle en queue d'ouvrage, et non pas intégré totalement a sa substance, a la façon de ce que fait Dick, par exemple.
Ceci dit, je regrette de n'avoir pas trouvé plus d'enthousiasme à la lecture de ce livre, alors que nous sommes beaucoup, et à Fiction en particulier, à appeler de nos vœux une résurrection de la S.F. française que les éditeurs ne semblent pas, pour l'instant du moins, favoriser grandement. Que je sois plutôt privilégié dans ce domaine ne change rien à l'affaire. Je connais cependant trop bien les sueurs qu'entraîne la confection d'un premier roman pour condamner sans appel celui de M. Villaret : je suis même persuadé que celui-ci, la tête décantée de références envahissantes, nous donnera bientôt une œuvre d'une autre classe.
(...) suivent dans l'ordre les critiques de Après... la guerre atomique anthologie de Charles Nuetzel, La nuit des mutants de Jean Sadyn, Aux portes de l'épouvante anthologie de Kurt Singer, La guerre des mouches de Jacques Spitz.
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/10/1970 dans Fiction 202
Mise en ligne le : 25/4/2002