Anders Bodelsen est, selon son éditeur français, le « Simenon danois ». Je ne sais ce qu'il faut en penser, n'ayant pas lu ses précédents ouvrages traduits ici et n'étant, de toute façon, guère amateur de notre Simenon à nous... Le point de congélation, paru aux éditions Stock sous l'étiquette « Anticipation » dans le sein de leur série « Evasion », est son premier roman de science-fiction. Il exploite un sujet si rebattu qu'on serait tenté de penser qu'il fait partie des deux ou trois chevaux sur le retour qu'un néophyte en la matière est pratiquement obligé d'enfourcher pour sa première oeuvre dans le genre, surtout s'il a derrière lui une expérience professionnelle de littérature « classique ». Le point de congélation, en effet, brode sur la translation d'un homme du présent dans le proche futur, et la difficile adaptation qu'il doit subir dans un monde qu'il trouve profondément transformé. Sans remonter à Wells et son dormeur, on peut citer sur le sujet l'assez récent roman de Frederik Pohl, L'âge du plaisir (publié en feuilleton dans Galaxie), ainsi que la nouvelle d'Howard Fast (lui aussi écrivain confirmé ayant fait un écart dans la SF), L'affaire Kovac, parue ici même avant d'être intégrée au volume Au seuil du futur chez Marabout.
C'est d'ailleurs avec le texte de Fast que le roman de Bodelsen entretient le point de départ le plus tangible, car la raison qui pousse Bruno à se faire « congeler » n'est autre qu'un cancer incurable en 1973 (date de départ du récit), mais qui sera guéri à son réveil, vingt-deux ans plus tard. Etant considéré comme une sorte de cobaye (il a été l'un des tout premiers humains de son époque à subir cette opération, alors au stade expérimental), Bruno bénéficie d'un statut privilégié au Centre Ackermann, où il se heurte cependant à l'éthique de la société de 1995, divisée en deux castes, celle des partisans de la « Vie présente » (qui vivent en oisifs, aux frais de l'Etat, le temps de leur existence normale, mais doivent céder leurs organes sains en cas de maladie grave) et celle des adeptes de la « Vie totale » (qui travaillent dur afin de payer le coût exorbitant d'une immortalité potentielle obtenue grâce aux transplantations, aux cures de rajeunissement, aux stases d'hibernation)...
En fait, l'inadaptabilité de Bruno tient surtout à une fixation amoureuse, qui n'est elle-même que la conséquence d'un tempérament introverti : peu avant sa congélation, il a connu une jeune danseuse, Jenny Holländer, dont le souvenir le poursuit. Mais Jenny, en 1995, est précisément en congélation pour, une période de vingt ou trente ans, en attente de la mise au point d'un traitement qui permettra de lui greffer une nouvelle colonne vertébrale, pour la sauver d'une paralysie consécutive à un accident de travail. Bruno parvient à obtenir un nouveau transfert. temporel par congélation, et il se réveille cette fois en 2022, en même temps que Jenny. Mais. le monde a évolué plus profondément encore, même le langage a changé, et Jenny, comble de malheur, ne parvient pas à obtenir une rééducation parfaite de son corps mutité, la science médicale n'ayant finalement pas assez progressé pour la guérir tout à fait, Bruno et Jenny obtiennent une fois :de plus une autorisation d'hibernation, et ils s'endorment ensemble, d'un « sommeil » troublé de cauchemars cycliques, avec l'espoir d'une résurrection heureuse. Toutefois le monde s'enfonce vertigineusement dans un futur de plus en plus instable, et l'on n'y devine guère de promesses d'une vie normale...
Ce résumé, qu'il fallait faire, peut, je le crains bien, laisser présager un ouvrage d'une extrême banalité. Je tiens tout de suite à détromper nos lecteurs : Le point de congélation ne va pas du tout chercher son intérêt dans son scénario, mais bien dans son traitement minutieux et détaillé. Bodelsen ne s'est de toute évidence servi d'un décor superficiel de science-fiction (que sans doute il connaît mal) que pour y insérer quelques personnages dont il s'est attaché à décrire l'évolution en souplesse et en nuances, et de manière aussi crédible que possible. Son problème (résolu) a été de nous faire plonger dans l'abîme intellectuel et émotionnel où se trouve précipité un transplanté dans le futur. Son récit est donc avant tout psychologique et intimiste, un peu comme ces films tchèques des années 64 à 68, qui n'ordonnaient leur signification qu'à travers le défilement limpide de séquences pouvant sembler, à première vision, dépourvues d'épaisseur véritable — alors que celle-ci grossissait par multiplication et non par addition.
Le style de Bodelsen est très malléable, « invisible » (c'est en tout cas le son que rend sa traduction en français), et les cinquante premières pages (présentation de Bruno, révélation de sa maladie, rencontre avec Jenny, hospitalisation), qui pourraient au départ sembler superflues, sont là au contraire pour placer le personnage et permettre l'articulation avec les deuxième et troisième parties : les successives avancées dans le futur. Car Bruno, qui est rédacteur dans un magazine d'histoires policières (ce qui nous vaut une discrète satire sur la confection d'une revue « grand public »), est déjà, à son époque, entièrement tourné vers le passé. Il n'a pas d'amis, pas de liaison durable, et l'auteur nous le montre souvent, à l'occasion de repères sensoriels, plongeant en mémoire dans un épisode de son enfance : c'est la petite madeleine de Proust qui, cinquante ans après, fermente encore. Il est donc paradoxal de constater que cet homme n'avance dans le futur que pour se tourner de plus en plus désespérément vers un passé qui s'enfuit à mesure : son amour pour Jenny n'est pas autre chose qu'une bouée, qui flotte à la surface d'une mer de souvenirs auxquels il essaye de s'accrocher, et dont fait partie aussi son envie de fumer ou de conduire une voiture — deux activités disparues en 2022...
Et lorsqu'il subit sa troisième hibernation, Bruno est entraîné dans un cauchemar perpétuel où il se rêve adolescent, patinant sur un lac gelé que le carcan de froid où il est muré a fait resurgir de sa mémoire. Ici Proust rejoint Platon, masses ombres qui s'agitent sur les parois de la caverne frigorifiée ne sont même pas les reflets déformés d'un monde extérieur qu'il n'a pas pu connaître, mais simplement des images d'un passé devenu si lointain qu'il est peut-être purement mythique.
Le monde futur, d'ailleurs, est à peine évoqué dans le roman. Sage précaution sans doute pour éviter les clichés, mais aussi volonté délibérée de l'auteur d'en rester au plan du subjectif : Bruno ne sort pratiquement pas du Centre, d'abord parce qu'on l'en empêche, et ensuite parce qu'il ne le désire plus, étant incapable d'imaginer même qu'il puisse s'intégrer à une société entièrement nouvelle. 2022, période où le monde semble traverser un état de crise grave, n'est caractérisé que par des pannes de courant inexplicables, et l'intrusion périodique dans le Centre d'hommes armés vêtus de jaune, parlant l'énigmatique langue du futur, et qui sont peut-être les contestataires ou les révolutionnaires d'on ne sait quel ordre scientifiquement établi.
Tout reste au niveau du mystère, du caché, de l'informulé. Bruno est un aveugle attendant la mort (ou la fuite) dans un monde sourd, et cette désespérance secrète qui l'habite acquiert pour nous une résonance troublante : comme si finalement tout n'était qu'un rêve, le nôtre aussi bien que le sien mais un rêve prémonitoire ne débouchant à l'infini que sur la plaine glacée d'un réveil épouvantable.
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/1/1972 dans Fiction 217
Mise en ligne le : 28/4/2002