Il faut le dire d'emblée, ce dernier roman de Pierre Suragne apparaît comme une incontestable réussite.
Une si profonde nuit est à placer aux côtés de
Et puis les loups viendront et
Mais si les papillons trichent — autres réussites majeures — et en apparaît d'ailleurs comme la synthèse et le prolongement. Le plaisir d'écrire de Suragne transparaît à chaque ligne et n'a d'égal que celui du lecteur à se laisser conduire par ce « raconteur » hors pair. S'il fallait sacrifier au petit jeu des étiquettes, disons que chez Suragne il y a du Jeury, du Walther, du Dick et du Sturgeon. Pas moins. Toutes ces influences, conscientes ou non, sont profondément assimilées, et l'univers qu'il construit et nous propose de livre en livre lui est très personnel. Un univers volontiers tourné vers les mondes intérieurs, un univers pétri d'images-bulles où la réalité n'a pas toujours le visage de l'apparence. Un univers de tendresse désespérée vis à vis de ses personnages.
La si profonde nuit du titre est celle qui s'est abattue sur les rescapés de la Grande Guerre du HyM... « Leur univers a éclaté, s'est transformé en une torche de noirceur et de folie » (p. 123)... Un monde d'aveugles, un monde sans yeux. Dans cette nuit perpétuelle naissent des jumeaux... « La fille s'appellera Jahel, et le garçon Syll »... Deux êtres différents, hors de la normalité puisqu'ils ont les yeux que possédaient nos ancêtres (p. 31)... Deux êtres qui ont « Des yeux pour voir, autrement qu'avec les doigts ». (p. 30)
Ce monde de la nuit, Suragne le crée par petites touches successives, usant avec précision du détail qui nous en fera ressentir concrètement l'étrange réalité. « Le lendemain était un jour de soleil pour Syll et Jahel — un jour de chaleur sur la peau, pour les autres » (p. 83).
Rapidement Syll et Jahel, ouverts sur une autre réalité — la réalité vue par les deux adolescents ne peut être que différente de celle, connue, des non-voyants — apparaissent comme les Sauveurs de ce monde. Guidés par Gulom Le Menteur, ils se mettent en marche, le moment venu... Ce concept, profondément religieux, de rédemption peut étonner de la part d'un auteur qui ne cesse de crier tout au long de ses romans que « Dieu n'est qu'un mot pour conjurer la peur » (p. 76) — Si tu en étais si sûr, Pierre, éprouverais-tu le besoin de le crier si fort ? — En fait, Suragne n'a pas changé et sa vision du monde est toujours aussi tragique. Cet espoir qu'il nous avait chevillé au cœur par Jahel et Syll interposés, il ne l'en détruit qu'avec plus d'amertume. Dérision suprême, le « sacrifice » de Jahel et Syll n'est suivi d'aucune rédemption. Zar Ihstan (Christ ? Bouddha ? Le Sauveur ?) fout le camp. Dieu est mort et bien mort, et l'homme n'aspire qu'à sa propre fin. Il était donc écrit que l'homme détruirait la lueur d'espoir qu'apportaient Jahel et Syll, ces enfants sortis d'un même ventre et qui s'aimaient. Symboliquement, l'homme tue l'enfance et sa vision, gorgée d'espérance, du monde pour imposer la sienne, profondément autodestructrice. Instinct de mort.
HyM
Qu'est-ce que HyM ? Le HyM est la Poudre des Menteurs qui donne accès à la mémoire collective de la race.
Le HyM est la drogue qui permet aux passagers du vaisseau hyper-luminique « Espoir » de combattre à volonté le temps et l'espace par la création d'univers rêvés.
Rêvés ?
Et qui rêve qui ?
Au monde des ténèbres correspond l'univers du vaisseau « Espoir »qui a quitté la Terre depuis des milliers d'années à la recherche d'une autre Terre. A son bord, uniques rescapés, Zar et son double — cyborg Je(U)ry (Création schizo ?) et Maurie, dormant du sommeil glacé de la cryo.
Univers parallèles/montage parallèle.
Mais chez Suragne les parallèles se rencontrent toujours, s'affolent, vibrent. Interférences et dédoublements. Point nodal : le HyM. Là où le lecteur attendait une intrigue schizophrénique bien classique apparaît un roman qui n'en finit pas de finir spiralant dans des univers enchâssés dans d'autres univers, réalité à deux visages se dédoublant, kaléïdoscopant à l'infini en un hallucinant jeu de miroirs, explosion/implosion des différents plans de réalité possibles où rien n'est certain où « La seule vie possible grandit dans le mensonge et l'illusion » (p. 221)
Denis GUIOT
Première parution : 1/11/1975 dans Fiction 263
Mise en ligne le : 15/12/2014