A la croisée des parallèles
L'échange, de l'Américain Alan Brennert, narre la rencontre miraculeuse de deux mondes parallèles. Un prodige qui s'organise autour d'un habitant commun aux deux univers, Richard (Rick) Cochrane.
Dans la première réalité que dévoile le roman, Richard Cochrane est un acteur de théâtre de génie, adulé par le public et la critique. Mais c'est aussi un homme désemparé. Les ovations de Broadway, la richesse et les plaisirs mondains n'ont pas comblé sa solitude. Aucune des brillantes compagnes qui se sont succédées dans sa vie amoureuse ne lui a permis de réaliser son rêve secret : fonder un paisible foyer. La vedette au faîte de sa gloire ne peut s'empêcher d'envier l'existence monotone d'un petit fonctionnaire, bien au chaud dans ses habitudes et sa famille...
Or il se trouve, dans une Amérique à peine divergente, un modeste agent d'assurance du nom de Rick Cochrane. Ce nouvel héros a vécu la même enfance que son homologue acteur. Leur âge, leurs gènes et leur sourire sont identiques. Et tous deux traversent une pénible crise existensielle. Mais quant à lui, Rick n'est pas affecté par l'absence d'une famille, puisque marié et père de deux enfants. Son problème tient à son métier de gratte-papier, qu'il exerce avec un ennui grandissant. Comment s'enthousiasmer pour ces tâches répétitives, effectuées sous les ordres de bureaucrates obtus, alors que l'on se sait un tempérament d'artiste ? Car Rick — au contraire de Richard — a interrompu à grand regret sa carrière de comédien.
C'est ici qu'Alan Brennert se prend pour Dieu. Il n'est qu'un moyen, décide-t-il, de guérir la frustration des deux Cochrane, si complémentaires l'un de l'autre : rapprocher leurs réalités respectives pour qu'ils échangent leurs destinées. Une gageure qui n'effraie pas le romancier-démiurge, puisque, dès le premier chapitre, il ouvre des brèches entre les deux univers.
Les héros bien sûr ne comprennent pas ce qui leur arrive. Richard croit entendre des voix enfantines et le crépitement de machines à écrire alors que Rick perçoit l'écho de tirades shakespeariennes. Ce qu'ils prennent pour des hallucinations auditives annonce en réalité l'interpénétration de leurs univers, rendus contigus et peu à peu perméables l'un à l'autre. Par bribes, à commencer par quelques sons, leur contenu s'épanche dans le monde d'à côté. Et les destinées de Richard et de Rick en viennent à fusionner. Les doubles se rencontrent, comparent leurs espoirs et leurs déceptions ...et décident d'intervertir leurs rôles.
Voici donc l'acteur dans la peau de l'assureur, et le petit employé sur les planches de Broadway. Richard gagne une épouse adorable et deux enfants. Rick se retrouve courtisé par les plus célèbres metteurs en scène de New York.
Assouvir les vieux rêves, compenser les échecs, corriger les erreurs passées : la recette paraît simple. Mais en offrant à ses protagonistes de réviser leur destin, Alan Brennert ne cède pas au goût facile des symétries. Richard/Rick Cochrane « refait sa vie » à ses risques et périls, et ses aventures rebondissent à souhait. Leur narration est servie par un réalisme et une finesse d'analyse qui rendent l'impossible plus familier que le quotidien. Autre écueil évité : l'abondance des quiproquos aurait pu transformer le roman en vaudeville. L'humour de l'auteur porte heureusement beaucoup plus haut, piégeant le lecteur dans une fable vertigineuse.
François ROUILLER (site web)
Première parution : 18/11/1992 24 heures
Mise en ligne le : 5/11/2000