Qui n'a pas encore lu Terry Pratchett est passé a côté d'un monument de la fantasy contemporaine. D'abord du fait de son humour ravageur. Et même si certains (j'en fus) ont besoin d'un peu de temps pour s'y faire, l'imprégnation finit toujours par porter ses fruits. On se surprend bientôt à rire aux éclats, tant la tournure d'esprit de l'auteur est irrésistible, quand il s'agit de stigmatiser nos propres incohérences. Au fil des volumes, entre parodie de la fantasy traditionnelle et de la culture occidentale, Terry Pratchett dévide son écheveau de gags, jeux de mots, pastiches, caricatures et situations burlesques en tout genre, qui rebondissent intempestivement d'un épisode à l'autre. Et ça marche... Les Annalesdu Disque-Monde est également un monument par son ampleur. Même si la fantasy nous a habitué aux séries, parfois fleuves, ces Annales semblent inépuisables : le vingtième volume sort en France ; en Angleterre, on ne les compte plus. Et le plaisir est toujours là. Chaque tome est une histoire complète, avec un début et une fin, qui se lit indépendamment des autres — à part les deux premiers, La Huitième Couleur et Le Huitième Sortilège, qui forment un tout. Au fil des ouvrages, des sous-séries se dégagent. Pourtant, lire le cycle dans l'ordre rajoute au plaisir. On suit l'évolution de ces sous-séries axées sur une poignée de personnages récurrents : c'est d'abord Rincevent, le pire mage de tous les temps (La Huitième Couleur, Le Huitième Sortilège, La Huitième Fille, Sourcellerie, Eric, Les Tribulations d'un mage en Aurient), les trois sorcières, spécialistes du harcèlement humanitaire (Trois Sœurcières, Mécomptes de fées, Nobliaux et sorcières, Masquarade), Cohen le Barbare, l'invincible guerrier sexagénaire (La Huitième Fille, Les Tribulations d'un mage en Aurient).
Le personnage majeur du cycle est sans nul doute la Mort — vous savez, ce grand type tout en os qui porte une faux. D'abord, parce qu'elle est la seule à apparaître (forcément !) dans tous les romans. Ensuite parce que quelques volumes lui sont consacrés : Mortimer ou Accros du Roc. Le Faucheur, que Pocket vient de rééditer, développe un des thèmes les plus surprenants de l'auteur : la Mort du Disque-Monde est mise au chômage ! Ayant jugé que son avatar a trop longtemps travaillé sur la planète plate la plus absurde de l'univers, l'entité cosmique du Trépas la condamne à vie et l'envoie parmi les hommes. Spécialiste de la faux, elle travaille comme ouvrier agricole hautement qualifié ; mais bien sûr, elle a beaucoup de mal à se débarrasser de quelques habitudes, faucher les prés brin à brin par exemple. Or, son remplaçant tarde à se mettre au travail, si bien que les trépassés restent parmi nous, ce qui ne leur convient pas du tout et sème le désordre. Sur un ton nostalgique nettement plus marqué que dans les autres volumes, Le Faucheur est un des romans les plus intéressants du cycle.
Autre sous-série importante, celle des mésaventures ubuesques des soldats du Guet, avec en star incontestée, le capitaine Carotte (1,98 m et persuadé d'être un nain), honnête, doux, poli, respectueux, compétent (hé ho, c'est une fiction !). Battant sans cesse le pavé d'Ankh-Morpork, ce carrefour cosmopolite de tous les êtres et de tous les peuples, de toutes les coutumes et de toutes les perversions, l'auteur peut s'en donner à cœur joie. En une poignée de titres, c'est un festival d'humour où les tous clichés de la fantasy sont passés à la moulinette morporkienne : Au Guet !, Le Guet des Orfèvres et Pieds d'argile, le dernier volume en date. Dans cette parodie du roman policier, et même de Terminator, le Guet, largement ouvert aux minorités vivantes comme mort-vivantes du Disque-Monde, voit rouge. Une vague de meurtres, une tentative d'assassinat du Patricien et un complot visant à rétablir la monarchie lui tombent dessus sans crier gare. Et ça, ça met le commissaire Vimaire dans une rogne noire. Il ne faut jamais réveiller un guet qui dort, sinon on risque de libérer un courant tumultueux. Oyez ! Oyez ! braves gens. Venez sillonner les rues malfamées d'Ankh-Morpork dans les bottes usées d'un officier dûment assermenté... Venez découvrir un nouveau tour de force de Maître Pratchett.
Inimitables, toujours surprenantes, Les Annales du Disque-Monde sont tout simplement une œuvre majeure de la littérature contemporaine. Mais attention, à consommer avec modération. Tout abus pourrait entraîner une accoutumance irréversible. On vous aura prévenu...
Stéphane MANFREDO
Première parution : 1/10/2002
dans Asphodale 1
Mise en ligne le : 1/9/2004